Il est assis dans le fossé. Au creux du fossé qui borde la route nationale. Une route d'Espagne entre Barcelone et Alicante. La chaleur torride, le soleil de plomb sont peut-être responsables de l'immobilité étrange de cet homme. Des voitures passent, des conducteurs l'aperçoivent, personne ne s'arrête. L'homme ne fait aucun signe, pourquoi s'arrêteraient-ils ? Il faut être curieux, et médecin surtout, pour trouver bizarre la silhouette prostrée, en plein midi, tête nue, dans ce fossé desséché, à quelques mètres seulement de l'ombre bienfaisante d'un buisson d'eucalyptus. Le docteur Carlo Esteban revient de l'hôpital où il a opéré toute la matinée. Il ralentit par réflexe presque professionnel, se penche à la portière : «Hé ! Vous avez un problème ?» En posant la question, il se dit aussitôt qu'il est tombé sur un malade ou un anormal. L'homme paraît jeune, une trentaine d'années. Il transpire abondamment, son visage aux traits figés est rouge de chaleur, le regard fixe, il semble ne rien voir et ne rien entendre. En tenue de sport, relativement élégante, il a cependant l'air débraillé. Sa chemise est déchirée, tachée de poussière noirâtre, son short également. Le docteur Esteban examine les environs d'un coup d'œil. Pas de voiture accidentée, pas de moto ni de vélo... «Hé ? Vous m'entendez ?» Lentement, le regard de l'homme se porte sur lui, toujours fixe. Il paraît sous l'effet d'un choc terrible. Prudent, le docteur Esteban arrête sa voiture à l'ombre, descend et s'approche. «Vous êtes malade ? Il ne faut pas rester comme ça au soleil ! Il vous est arrivé quelque chose ? Un accident ?» Tout en parlant, il tend la main, tâte le front brûlant de fièvre, remarque les mains inertes, la gauche porte une alliance. «Levez-vous... Allez... Faites un effort... Debout mon vieux... Il ne faut pas rester là... Comment vous appelez-vous ?» Aucune communication ne passe. Pas de chance pour le docteur Esteban. La matinée a été dure, et il a fallu qu'il tombe sur ce type ! Impossible de le laisser là. Le pouls est faible, difficile à contrôler malgré la fièvre. Rapidement le docteur Esteban prend l'homme sous les bras et le traîne à l'ombre. Il se laisse faire en pantin inerte. En marmonnant, le docteur fouille dans sa trousse. A priori, il pense à une histoire cardiaque, un coup de chaleur. Encore un qui s'est pris pour un sportif de haut niveau ! Du footing en plein soleil, déshydratation, etc. D'abord une injection pour soutenir le cœur, ensuite il n'y a plus qu'à allonger le malade sur la banquette arrière, et demi-tour vers l'hôpital en vitesse. Quoi faire d'autre lorsqu'on est médecin ? Une vingtaine de minutes plus tard, l'inconnu est pris en main par l'équipe d'urgence. Aucun papier sur lui. La police est prévenue. L'histoire de cet homme n'est pas son histoire. Il n'en est ni le héros ni la victime, il n'est que le résultat final d'une machination diabolique, un parcours de mort à l'envers, comme un film qui commencerait par la fin. Le docteur Carlo Esteban explique la situation au lieutenant de police Mirez. «Coma, depuis trois jours. Physiquement, il a récupéré, mentalement c'est plus grave. Il a manifestement été victime d'un choc brutal.» Le lieutenant Mirez observe le visage du malade. «Il a les yeux ouverts ? C'est possible, ça ? — Ce n'est pas rare. — Il n'entend pas ? — Prostration. Il entend sûrement mais ne comprend pas. — Est-ce qu'il pourrait jouer la comédie ? — La réponse est non. Pourquoi ? Alors il est dingue ? — Non plus. (à suivre...)