Nous sommes en 1956, au mois d'octobre, et Judith Ferragoste s'ennuie un peu. Elle a dix-neuf ans et ne supporte plus la vie de province, entre papa, officier de gendarmerie, et Nadège, sa belle-mère. Non pas que ses parents soient des monstres. Mais ils ont des idées sur l'éducation des jeunes filles qui datent un peu : — Non, Judith, tu n'auras pas de chambre à Montpellier. Tu es encore trop jeune pour vivre de manière indépendante. Je regrette. Tu prendras le train le matin et tu rentreras à la maison le soir. J'entends être au courant de tes faits et gestes... — Mais enfin, papa, tu ne te rends pas compte. A Montpellier, je n'ai pas de cours suivi comme chez les sœurs de l'Assomption. C'est une heure ou deux le matin, une heure ou deux l'après-midi. Qu'est-ce que je fais entre les cours ? — Eh bien, tu n'as qu'à aller à a bibliothèque. — A la bibliothèque ? Il y a un monde fou. Quand on veut un bouquin, il est toujours en main... Nadège, la belle-mère, intervient, pour dire, comme toujours : Ecoute ton père. Tu sais bien qu'il a raison... Judith s'enferme dans sa chambre en maugréant : — J'en ai marre. J'en ai marre. Ce que ses parents ignorent, c'est que la jolie Judith, à force de s'ennuyer entre les cours, a trouvé une occupation à Montpellier. Malgré ses nattes, ses pull-overs bleu marine et ses socquettes, Judith a un amant. Le premier. Elle est amoureuse. Mais son amant, CIément, un représentant rencontré dans un café fréquenté par les étudiants, n'est pas un mari envisageable. Il a au moins quatorze ans de plus que Judith et aucune intention de se fixer. Tout ça pour dire que Judith n'est plus une oie blanche et que les leçons de conduite que les sœurs de l'Assomption ont tenté de lui inculquer sont loin. Judith se jette sur son lit et se met à feuilleter Paris-Match. En 1956, la télévision n'est encore qu'un luxe réservé à une minorité de Français. L'information leur parvient par la radio. Quant aux images, il faut bien se rabattre sur les magazines hebdomadaires... «Insurrection à Budapest.» Judith parcourt le reportage : «Depuis le 21 octobre des réunions d'étudiants ont eu lieu à Budapest... L'opinion publique réclamait le départ des troupes soviétiques...» L'insurrection hongroise a marqué des points. Du moins dans les premières semaines. Les Hongrois ivres de liberté règlent leurs comptes. Comme dans toutes les révoltes populaires. Quand ils mettent la main sur leurs compatriotes qui ont commis l'erreur de s'engager dans la milice à la solde des Soviétiques, ils laissent libre cours à leur colère... Judith feuillette le magazine. Une série de photographies racontent un épisode particulièrement tragique de la révolution hongroise. Le journaliste explique : «Un groupe de miliciens hongrois tombés aux mains des révoltés est fusillé sur place après un jugement sommaire et sans appel. Notre reporter a pu saisir en une série d'instantanés l'exécution des six miliciens.» Judith, presque machinalement, examine les photographies. Sur la première, on voit le groupe de miliciens bousculés par les révoltés avides de justice. Sur la deuxième, ils sont alignés sommairement le long d'un mur, ils lèvent les mains en l'air pour implorer la pitié de ceux qui tiennent les fusils juste devant eux. Sur la troisième, on voit les miliciens à l'instant même où ils reçoivent la décharge mortelle du peloton d'exécution. Sur la quatrième photographie, ils sont affalés au pied du mur, baignant dans leur sang, dans des poses tragiques et pourtant un peu ridicules (à suivre...)