Il est presque 10 heures. L'inspecteur Johann Swenberg ne se sent pas très en forme. Il vient d'arriver dans son service, en plein centre de Vienne, et il contemple son bureau sur lequel d'épais dossiers s'accumulent. Il est vrai que nous sommes dans les années trente et que l'informatique est un rêve encore très lointain. Johann Swenberg soupire : — Il faudrait pourtant que je me décide. Comme c'est curieux ! Je me suis levé en pleine forme et, tout d'un coup, je me sens tout mou. Bon, je vais aller prendre l'air sur le Prater et boire un petit café. Et même manger un croissant. Ça me remettra d'aplomb. Si l'on me demande quelque chose, je dirai que j'ai rendez-vous avec un informateur... Et, presque sans s'en rendre compte, l'inspecteur Johann Swenberg se met à descendre l'escalier de marbre du palais qui abrite le poste de police de Vienne. Trois étages plus bas, il est sur le perron monumental. Au moment où il va se mêler à la foule, il jette un coup d'œil à la pendule en bronze. Il est exactement 10h 34. Il hésite un peu sur la direction à prendre. Va-t-il se laisser guider vers le Graben ? ou bien vers le Kohlmarkt ? En définitive, sans trop savoir pourquoi, il choisit de se mêler aux Viennois qui arpentent le Ring. Tout en marchant, Johann Swenberg se sent la proie d'une impression bizarre. «Pourquoi vais-je par là ? se demande-t-il. On dirait que quelqu'un m'appelle. J'ai l'impression d'obéir à un ordre. Je n'aime pas ça du tout. Des ordres, j'en subis toute la journée... Si en plus j'en reçois d'autres qui viennent de Dieu sait où !» C'est au moment où Johann Swenberg va passer devant le palais de la Hofburg que l'événement a lieu. Le bruit d'une explosion. Quelque chose de formidable. La foule s'arrête instantanément. Les voitures freinent dans des crissements de pneus... Johann Swenberg jette un regard à sa montre : 10h 44 exactement. Il réagit : — Ça vient du bâtiment de la police ! J'en suis certain. Et voilà l'inspecteur qui se met à courir et refait son parcours dans l'autre sens. D'autres passants l'imitent et tout le monde se dirige vers le centre de la police... De temps en temps, Johann Swenberg doit se frayer un chemin en criant : — Dégagez, je suis inspecteur de police ! Laissez-moi passer ! Quand il arrive devant l'immeuble qu'il a quitté quelques minutes plus tôt, il sent une sueur froide lui couler le long du dos. La façade du palais est gravement endommagée. On voit l'intérieur des bureaux à ciel ouvert. Dans certains d'entre eux, des fonctionnaires, ahuris et couverts de poussière, essaient de recouvrer leurs esprits. Des secrétaires, les vêtements déchirés et le visage maculé de poussière, appellent pour qu'on vienne les chercher. En effet, le couloir qui relie les bureaux s'est écroulé. Quant au bureau où Johann Swenberg se trouvait quelques minutes plus tôt, il n'en reste rien qu'un tas de décombres, dans la rue, trois étages plus bas... — C'est sûrement un attentat des bolcheviks, murmure-t-on dans la foule. La journée est rude pour Swenberg. Il lui faut aider les secours. Puis participer à l'opération qui consiste à récupérer ce qu'il peut des dossiers qui encombraient son bureau. On dénombre trois morts, mais il y a une quarantaine de blessés. Ce n'est qu'à une heure du matin que Johann Swenberg peut enfin mettre la cIef dans la serrure de son appartement. Une fois au lit, il ne peut s'empêcher de laisser vagabonder son esprit : «C'est quand même inouï ! Si je n'avais pas eu cette impulsion inexplicable, si je n'avais éprouvé cette envie irrésistible de partir pour me promener, je serais certainement parmi les morts... C'est sans doute cela qu'on appelle l'intuition. Serais-je donc un «intuitif» ? Il est vrai que grand-mère Gastenach, à Klagenfurt, passait pour sorcière. Et rebouteuse aussi. Est-ce qu'elle m'aurait transmis un peu de ses dons ?» (à suivre...)