Portrait Ahmed R. est âgé de 46 ans. Voilà trois ans qu?il ne travaille plus. Depuis 2000, il est ce que dans le jargon des économistes on appelle un «compressé». L?un de ceux qui occupaient une place de choix dans le discours des candidats aux élections locales et législatives. Son dernier emploi, comme chaudronnier spécialisé, remonte à 2000. Ensuite, il a erré entre petits boulots à temps partiel et chômeur à temps complet. «Alors, quand je ne ferme pas l??il, je ressasse la liste des entreprises qui pourraient m?embaucher.» Quand Ahmed dit «je», il pense aussi à son fils Hamza, âgé de 26 ans, qui habite chez lui. Six ans après son retour du service national, celui-ci est toujours sur le sable. Et à la fin de ce mois de janvier, que fera Senouci, son autre enfant, quand il reviendra du Sud où il effectue son service national ? Chez les R., même si tout est loin d?être rose dans les relations parents-enfants, on s?arc-boute. «Jamais je ne jetterai mes enfants à la rue», affirme Kheïra, la femme de Ahmed qui, elle, a cessé de travailler quand est né Ali, le troisième enfant. Avec un taux de chômage effarant, Oran est un gros village de deux millions d?habitants, «une ville sinistrée où il n?y a que des chômeurs». Vécu comme une malédiction, le délaissement de la ville ne peut s?imposer comme une définition que certains responsables substituent à la dure réalité d?une cité déshéritée et qui a fini, à force de promesses aléatoires, par dériver au gré de la mal vie devant l?accroissement de la paupérisation, du chômage, de la promiscuité et à la baisse du niveau de scolarité enregistrée. Bien enfoncé dans son vieux fauteuil, Ahmed roule une cigarette. Il est 13 h. Mince et douce, sa femme lui apporte un sandwich de «calentica» fait maison. C?est le déjeuner. Aux murs sont accrochés les photos des enfants et le CAP d?électricien de Ali. A cette heure, il dort encore. «J?ai un trou devant moi», explique Ahmed. Pourtant, Dieu sait que les 80 000 compressés de la wilaya d?Oran multiplient les tentatives pour s?accrocher à la vie. Mais, de même que les dizaines de milliers de pauvres de longue durée, les R. ont glissé dans un autre univers : le temps et les repères sociaux, tout a fondu. Pourquoi se lever le matin quand on n?a rien à faire de particulier ? Pourquoi s?habiller quand on ne reçoit personne ? Pourquoi sortir quand on ne sait où aller ? «Je n?ai plus goût à rien», soupire Ahmed. La plupart du temps, les R. restent chez eux. Kheïra sort seulement pour faire les courses : pommes de terre, pâtes, pain et lait, l?essentiel. Ahmed va effectuer ses démarches vite et bien. «Je n?aime pas me balader.» Puis, il revient au quartier du Derb où il habite et s?enferme chez lui. De temps à autre, des voisins demandent un conseil ou une information. Alors, Ahmed se sent revivre. Il y a trois années, il était un autre homme, un ouvrier spécialisé et un militant de l?Ugta, qui prenait part à toutes les campagnes de volontariat dans les années 1970 et 1980. Aujourd?hui, Ahmed regarde les hommes politiques s?agiter à la télévision. Comme dans presque tous les foyers des «compressés», celle-ci est allumée en permanence. Deux mondes face à face. Voici l?émission culinaire où le cordon bleu conseille vivement un gigot d?agneau. Voici le journal télévisé qui leur donne les nouvelles d?une autre planète. Eux, qui n?ont pas la parabole, parce que cela coûte cher, suivent les ennuis des Algériens, martyrisés dans les douars éloignés. Eux qui viennent de recevoir un mandat télégraphique de 1 500 DA pour payer Sonelgaz, assistent, en direct, à une émission sur la prochaine élection présidentielle. Les R. regardent tout ou presque, «la télé nous empêche de penser», disent-ils. Hamza, leur fils, regarde, lui aussi, le petit écran avec Khadidja, sa s?ur informaticienne au chômage. C?est la deuxième génération du chômage. Ils ne savent plus rien. Ni ce qu?ils sont, ni d?où ils viennent, ni où ils vont?