Il était une fois un brave homme, qui s'appelait Tagwayi. Plus têtu que le roc, mais doux comme la brise, c'était vraiment un bon gar-çon, et bien fait de sa personne, qui plus est. Pour se trouver une épouse, il n'avait que l'embarras du choix. Mais pour se la garder, c'était une autre affaire. Tagwayi ne restait jamais marié longtemps à cause d'une étrange habitude : il comptait tout. Il comptait tout, mais vraiment tout ! Ses pas quand il allait au village, ses pas quand il en revenait ; les cases tout au long du chemin, les arbres, les gens, les poules et les pintades, les sillons qu'il traçait dans les champs. Il comptait tout avec ardeur, pour le seul plaisir de compter. Il aimait la chanson des chiffres, il aimait les additionner. Oh, ce n'était pas de l'avarice, ni de la cupidité. C'était vraiment compter pour compter. Au village, on admirait son aisance à jongler avec les nombres. Les anciens faisaient appel à lui pour résoudre des problèmes ardus. Mais il était pourtant une chose qu'il n'aurait jamais dû compter : les cuillerées de son repas quand sa femme le servait. Compter le nombre de cuillerées qu'on vous sert, c'est pire que de les renverser. Pire que d'arracher la cuillère de la bouche de son prochain. On voit mal, à moins d'être sourd, qui pourrait vivre sans devenir fou avec quelqu'un qui, à chaque repas, compte combien de cuillerées on lui sert. Et en effet, au bout de huit jours, la première femme de Tagwayi l'avait quitté. Sa deuxième femme, au bout de sept; et sa troisième, au bout de six seulement. Après quoi, chaque fois qu'il se maria et, Tagwayi se retenait, au moins dans les premiers temps, de compter les cuillerées. Puis l'habitude reprenait le dessus, il se laissait aller à compter. — Là, c'en est trop ! disait sa femme. Tant pis pour toi ! Et elle le quittait. Tagwayi se retrouvait seul. Les gens du village avaient inventé une petite chanson à ce propos : Si tu comptes les cuillerées, Ne compte pas voir ta femme rester ; Si tu comptes les cuillerées, Plus personne pour cuisiner ! Nul n'aurait su dire combien de femmes Tagwayi avait fait fuir, avec cette lamentable habitude. «Plus qu'en ferait fuir un bâton !» disaient les gens du village. C'était même l'une des rares choses dont il n'avait jamais tenu le compte : le nombre de ses épouses envolées. Il n'en était pas si fier. Et puis, il en avait eu tant ! Mais maintenant, il n'en avait plus. A croupetons à l'entrée de sa case, il soupirait devant sa marmite - où son repas avait brûlé une fois de plus. Il se berçait sur ses talons et se lamentait sur son sort. — Seul, tout seul dans la vie, est-ce une vie ? J'ai besoin d'une femme, moi aussi ! Il prenait sa marmite à témoin, lui confiait ses misères. Mais jamais confidences n'ont changé une marmite en femme. Comme le dit le proverbe : «Parler ne résout rien; il faut se mettre en route.» (à suivre...)