Saute, Guy ! La scène se passe en 1948, à Saint-Rémy-lès-Chevreuse, près de Paris, dans un pavillon de banlieue comme il y en a des milliers. Deux gamins, Guy et Gérard Masselin, douze et onze ans, se livrent à leur jeu favori en l'absence de leurs parents. Dire que ce sont des casse-cou est bien au-dessous de la vérité. Ils n'ont absolument peur de rien, ils inventent des activités toujours plus dangereuses et, malgré les plaies et les bosses, ils continuent. Mais la dernière en date de leurs trouvailles est assurément la plus risquée. Il s'agit, en s'armant du parapluie paternel, de se jeter dans le vide depuis le deuxième étage du pavillon, soit d'une hauteur d'environ quatre mètres cinquante. C'est Guy, l'aîné, qui a voulu tenter l'expérience le premier. Il se tient sur la barre d'appui de la fenêtre et, à l'injonction de son frère, il s'élance sans la moindre hésitation. La trajectoire n'est pas longue. Après un vol plané de quelques secondes, le parapluie se retourne brutalement et l'enfant tombe lourdement dans la haie de troènes. Il se relève couvert d'écorchures et boitillant, apparemment sans rien de cassé. Gérard accourt vers lui. — Ça va ? — Oui, mais le parapluie n'est pas assez résistant. Il faut le consolider. — C'est sûr. Et, ce coup-ci, c'est moi qui saute. Tu as raté, mais je réussirai. Avec des bouts de bois et de la ficelle, Guy et Gérard Masselin bricolent de leur mieux le parapluie, et Gérard, comme il l'avait dit, accomplit la deuxième tentative. Cette fois, c'est une réussite. Peut-être parce qu'il est plus léger, il se balance doucement et se reçoit en souplesse sur la pelouse. Il exulte : — Formidable ! C'est décidé : je serai parachutiste. Guy n'est pas en reste : — Moi aussi. Et cette fois, c'est moi qui serai le meilleur ! Les deux gamins se congratulent, mais leur triomphe est de courte durée. Mme Masselin arrive à ce moment. Quand elle voit dans quel état est l'aîné ainsi que le parapluie rafistolé qui gît par terre, elle comprend à quel jeu se sont livrés ses intenables garnements. Une gifle pour chacun et la privation de sortie pour le dimanche suivant. Le soir, lorsqu'elle relate l'événement à son mari, elle lui fait part de son inquiétude et conclut quand même : — Ça leur passera ! Non, cela ne leur passe pas. Devenir parachutiste est leur vocation à tous les deux. A dix-huit ans, Guy Masselin part pour son service militaire. C'est la guerre d'Algérie mais ce n'est pas le plus important pour lui. Il ne voit qu'une chose, il va pouvoir sauter. Il demande à être affecté dans les paras, son vœu est exaucé et il envoie à ses parents et à son frère des lettres enthousiastes : «Je vais sauter, j'ai sauté, c'est formidable !» Cela ne fait que renforcer l'impatience de Gérard, qui attend d'avoir dix-huit ans pour partir à son tour et, le moment venu, il s'engage dans les troupes aéroportées. Son enthousiasme égale celui de son frère. A l'issue de son service, il songe, tout comme lui, à rester et à choisir la carrière militaire. Mais ni l'un ni l'autre ne vont jusqu'au bout de leur idée. M. Masselin père veut qu'ils soient représentants et le fait d'être casse-cou ne les empêche pas d'être obéissants. Les voici donc tous deux en train de faire du porte-à-porte dans la région parisienne. Mais ils se retrouvent le dimanche chez leurs parents, dans le pavillon de Saint-Rémy-lès-Chevreuse, et ils discutent de leur passion. Leur héros est Théo Valentin, l'homme-oiseau, dont les apparitions attirent les foules. S'élançant dans sa combinaison blanche, tel un ange, avec ses deux grandes ailes de bois léger, il multiplie les évolutions avant d'ouvrir son parachute au tout dernier moment. (à suivre...)