«Ma vie a été une succession de malheurs ; la naissance de mes dix enfants, six filles et quatre garçons, a été le seul rayon de joie qui a traversé mon ciel voilé», résume-t-elle sans rancune ni dépit. N'na Ouiza n'en veut à personne ni à rien et encore moins à son sort, elle accepte comme elles viennent les afflictions passées et présentes de sa vie. «Quand on fait son devoir, on s'en fout des retombées, c'est le prix à payer ; sans les sacrifices de nos valeureux parents, de nos frères de combat, les Français seraient encore là à nous réduire au régime de khemassa, de servitude, quoique les martyrs soient morts pour voir leur pays et leur descendance vivre dans la dignité de la liberté revenue», pense-elle sérieusement en évoquant les dures et insupportables conditions de sa vie actuelle dans une infâme maison composée de deux pièces et d'une petite cour découverte d'une cité rurale qui date de 1958, appelée Cité des réfugiés de guerre dans une localité populeuse de Tizi Ouzou. Elle vit avec ses enfants sous la menace de l'amiante et durement exposée aux intempéries et autres caprices de la météo, en plus du phénomène de la violence, nouveau paramètre d'inquiétude pour la famille. N'na Ouiza est née présumée en 1956 dans un village de la région des Aït Ghobri, actuelle circonscription de la daïra d'Azazga, à 37 kilomètres à l'est de Tizi Ouzou, déclarée hostile par la France coloniale. Elle a une sœur et deux frères dont elle est la cadette. Des évènements de la guerre d'Algérie, elle ne garde que des séquences marquées par la violence et l'indigence de l'époque à cause de son très jeune âge. Elle n'avait que cinq ans au déclenchement de la lutte armée en 1954. «Mes souvenirs de la période de la guerre d'Algérie sont minimes, j'étais toute petite, je ne comprenais pas ce qui se passait mais j'arrivais à percevoir le changement dans mon entourage, l'inquiétude au sein de ma famille montait, ma mère surtout, était dans tous ses états à cause de l'engagement de mon père dans la guerre ; mon père était déjà au front quand je suis née. À quoi peuvent ressembler des souvenirs d'enfant datant de cette phase noire et exceptionnelle de ma famille ?» s'interroge-t-elle encore. Elle se rappelle à peine du départ à la guerre de son papa contre la France coloniale, de l'atmosphère triste «mais digne» lors de la décision de son géniteur de rejoindre les maquisards de Tamgout, sur les cimes de son village d'Azazga. «Ma mère pleurait chaque fois qu'elle me prenait dans ses bras, elle pleurait abondamment, des fois des heures et des heures ; des femmes de son âge ou plus vieilles qu'elle, venaient à la maison pour rester avec elle, la soulager de sa peine infinie, de la mort de mon père alors que je venais de boucler mes deux ans ; je me souviens que parfois, réunies en cercle autour du kanoun pendant le rude hiver, les femmes chantaient des hymnes, des chansons de gloire à la guerre que je n'ai découverts et compris qu'une fois adulte ; peut-être qu'en passant des moments comme ça, les femmes de maquisards arrivaient à s'extraire de l'omniprésence du fait de la guerre, apprivoisaient la mort, la rendaient moins terrible une fois que la nouvelle d'un décès au combat dans le maquis parvenait, telle un coup de bâton sur la tête», explique-t-elle après coup ; N'na Ouiza a été ainsi élevée en écoutant les sons et les voix des femmes qui dialoguaient avec la mort, le sort et la vie, comme on respire l'air. Le père de N'na Ouiza est décédé dans une bataille de l'ALN contre les soldats français du côté du village de Maqnéa, entre les communes d'Ifigha et Azazga, en 1958, mais personne à ce jour n'est venu lui confirmer cette hypothèse, son père n'ayant pas eu droit à une sépulture au Carré des martyrs, dans son village natal. «Ce sont des moudjahids de notre région qui sont venus voir ma mère pour lui annoncer la mort, les armes à la main, de mon père, des semaines après la bataille fatale ; mon père était tombé avec un de ses compagnons, selon ce que l'on rapportait à ma mère à l'époque ; des moudjahids affirmaient à ma mère avoir identifié mon père à la fin de la bataille de Maqnéa, mais comment savoir exactement s'il s'agissait de mon défunt père, ma mère et nos proches parents ne l'ayant pas identifié en tant que tel parce qu'enterré le lendemain des faits qui ont causé sa mort ?», se souvient N'na Ouiza, le visage rouge de passion malgré le temps passé. Vers 1963-64, des villageois de Maqnéa accompagnés de rescapés de la guerre d'Algérie et de celle de 1963 en Kabylie qui avaient eu vent de l'existence d'une veuve de martyr dans un village de leur tribu, sont venus la voir chez elle pour lui demander l'accord de sa maman pour déterrer les corps des deux soldats inconnus et procéder à leur identification scientifique mais elle a refusé ce «supplice supplémentaire». La veuve amère a préféré la photo d'identité en noir et blanc de son mari mort à 24 ans, accroché à un mur insalubre de sa demeure que de «sortir mon mari de sa tranquillité éternelle où il se repose loin des soucis de notre vie malheureuse». La maman de N'na Ouiza a fait tous les métiers impossibles et subi les pires remontrances de l'environnement familial pour pouvoir élever ses quatre enfants. Elle a fait tous les labeurs ingrats au sein des familles du voisinage et pour des clients plus ou moins aisés pour nourrir ses enfants orphelins : préparation de mets traditionnels et corvées saisonnières (galette, couscous, élevage de bovins, cueillette d'olives, nettoyage des champs...). N'na Ouiza a été mariée à quatorze ans à un de ses cousins, elle a eu six filles et quatre garçons qu'elle a élevés dans la peine et la tradition kabyle. «Etant illettrée et sans formation, j'ai continué à faire la bonniche pendant des années jusqu'à 1966 où ma mère perçut sa première pension de veuve de chahid après une lutte difficile avec l'administration pour la reconnaissance du statut de martyr à mon défunt père, les autorités ne voulant pas comprendre les circonstances de la mort de mon père, elles pensaient que ma mère mentait et comme il fallait avoir le bras long pour se faire entendre, elle a dû lutter toute seule contre les murs du silence des organisations des moudjahidine, c'était abominable ce qu'on a enduré pendant toutes ces années ; c'était insupportable de s'entendre dire à demi-mot à chaque que ma mère était face à un responsable de bureau ou à un guichetier: "ton père n'est pas mort au maquis, sinon où en est la preuve ? Apporte-la nous" alors que c'est grâce au sacrifice de personnes courageuses, humbles et déterminées comme mon père que l'Algérie s'est débarrassée du colonialisme». Monter au feu n'est pas synonyme de gratitude dans ce pays, peut-on conclure. Preuve en est : N'na Ouiza ne vit pas le rêve de son papa. L. S.