Samedi dernier, le MSP a tranché en faveur de l'abstention au scrutin du 17 avril, estimant que «les conditions pour offrir un libre choix aux Algériens ne sont pas réunies». Cette décision est inédite dans les annales du parti qui a toujours fait du participationnisme sa stratégie. Manifestement, la nouvelle direction du MSP a rompu avec la ligne du parti tracée par Mahfoudh Nahnah depuis 1995, lorsque ce dernier a quitté la coalition de Sant'Egidio pour amarrer sa mouvance au pouvoir. Le MSP a décidé de s'inscrire dans une dynamique oppositionnelle depuis le début des révoltes populaires dans certains pays arabes, notamment dans la région d'Afrique du Nord. Le MSP notamment, a sérieusement cru que le vent avait tourné et que l'heure était favorable aux frères musulmans algériens qui allaient être portés au pouvoir à l'instar de leurs Frères en Tunisie, au Maroc et en Egypte. C'est ce qui explique la fin de mission de Bouguerra Soltani et l'avènement d'une nouvelle direction politique jeune et radicale dans l'espoir de séduire un électorat désabusé et sur le point d'occuper les rues algériennes pour renverser le régime à la manière tunisienne et égyptienne. Il n'y a pas que les islamistes qui ont espéré une contagion du printemps arabe mais en vain. L'éclatement de l'alliance présidentielle qui battait de l'aile depuis 2009, s'explique par cet espoir démesuré du MSP sur un vent de révolte en Algérie qui lui serait favorable. L'approche mécaniste de la dynamique de l'histoire a fait des islamistes algériens un «corbeau qui, voulant imiter la démarche de la perdrix, a perdu sa propre démarche». La nature des Frères musulmans Pour Gilles Kepel et Richard P. Mitchell, «les Frères musulmans rejettent violemment les valeurs occidentales pour prôner un modèle de société strictement islamique dont la Charia constitue l'ossature : une sorte de ‘‘guide pour l'action'', largement ouvert à l'interprétation et à l'exégèse, afin de prendre en compte le monde contemporain». Dans tous les pays musulmans où ils sont implantés, les Frères musulmans ont privilégié l'action sociale pour élargir leurs bases et leur influence. Cette tactique a été mise en œuvre en Egypte, berceau des Frères musulmans qui, profitant du malaise qui régnait entre les deux Guerres mondiales, ont proposé une alternative réelle et radicale, et recrutaient dans la masse des déshérités, mais aussi parmi les fonctionnaires, les notables, les étudiants, les commerçants, etc. Après la Seconde Guerre mondiale, dans un pays ravagé par le chômage, les Frères ont élargi encore leur audience en organisant un vaste réseau de services sociaux comprenant écoles, hôpitaux, ateliers de formation professionnelle. Le terreau des Frères musulmans a été préparé par une ambiance de terreur, à laquelle tous les groupes politiques participent. Redoutant le mouvement qui prenait de l'ampleur, le régime du roi Farouq a dissous La Société des Frères musulmans et ses barbouzes ont assassiné Hassan El-Benna, en 1949. Contrairement aux salafistes, les Frères musulmans n'ont jamais excommunié les régimes de leurs pays respectifs. Leur degré de radicalisme diffère d'un pays à l'autre en fonction des natures des régimes politiques et des moyens du mouvement islamiste. Cependant, et à l'exception du Hamas palestinien, aucun de ces mouvements réformateurs n'a jamais pris les armes contre l'occupation étrangère. Les Frères musulmans pratiquaient une résistance pacifique non pas à la manière de Gandhi qui appelait ouvertement à l'indépendance de l'Inde, mais par opportunisme machiavélique puisque l'occupation étrangère était leur raison d'être et le facteur de leur développement. L'autre facteur ayant grandement favorisé le mouvement islamiste en général et les Frères musulmans en particulier, c'est la confrontation séculaire entre musulmans et juifs, exacerbée par l'avènement de l'Etat d'Israël au cœur de la terre d'Islam, ensuite l'occupation de la ville sainte d'Al Qods. A partir de 1967, date de la première défaite des armées régulières des Etats arabes face à Israël, le courant baâthiste, progressiste et de gauche, allait commencer sa descente aux enfers pour céder le terrain à l'islamisme comme relais de la résistance arabe et le panislamisme comme alternative au panarabisme fumeux. Si dans cette période charnière Houssein Marwa, l'intellectuel libanais, passe de l'islamisme au communisme, il n'aura été qu'un épiphénomène insignifiant en comparaison avec le nombre des militants de gauche et du baâth qui troquent le costume contre le qamis. Cette tendance allait se confirmer et prendre de l'ampleur après la deuxième défaite des Arabes en 1973. Des générations entières de militants progressistes, déçus par l'expérience des courants de gauche et du baâth, s'engagent dans les courants islamistes au large spectre en ces années soixante-dix dont la fin a été marquée par la victoire de la «révolution islamique» en Iran et le début d'une confrontation directe entre Islam et communisme en Afghanistan. Le passage à vide Lorsque le projet national de l'Etat nation social, juste et légitime s'essouffle, le vide intellectuel, idéologique et politique est rempli par les courants en embuscade depuis que l'accord de 1956 entre Abane et tous les mouvements politiques algériens a mis un terme au pluralisme. Islamisme et communisme étaient les principaux mouvements d'opposition hérités de la longue confrontation entre deux modèles de développement antagoniques, le modernisme et le conservatisme. La politisation de l'islam s'est faite à trois reprises à la faveur d'invasions étrangères : la première lorsque les Mogols et les Tatars envahirent l'empire abbasside éclaté, la deuxième lorsque les Turcs occupèrent la presqu'île Arabique et la troisième lorsque les Britanniques et les Français occupèrent l'Afrique du Nord et le Moyen-Orient. Si le communisme a été adopté par des courants autochtones influencés par les mouvements ouvriers et syndicaux européens s'inscrivant de facto dans une dynamique universaliste et moderniste et épousant le sens de l'histoire, l'islamisme était à l'origine et depuis Ibn Teymia, une réaction d'introversion défensive contre une menace extérieure qui mettait en péril un ordre social et moral enraciné dans les sociétés musulmanes. A la différence du communisme considéré comme une idéologie importée, l'islamisme a trouvé un terreau mental, comportemental et culturel favorable qui devait lui permettre de se développer et de se propager d'autant plus que les mosquées étaient un espace de prosélytisme primaire avant que des forums politiques n'envahissent les espaces profanes. La matrice de l'islamisme en Algérie est incontestablement l'Association des Oulémas de Benbadis qui s'inscrivait initialement dans un vaste mouvement réformiste, voire moderniste de l'islam, tel que formulé par les précurseurs de ce mouvement en Extrême et Moyen-Orient. De Jamal Eddine el-Afghani à Mohamed Abdou, le mouvement réformiste musulman n'avait rien à voir avec le wahhabisme qui a ressuscité le salafisme d'Ibn Teymia. Mais la première expression politique manifeste de l'islam moderne est bel et bien l'Association des Frères musulmans d'Egypte fondée en 1928 par Hassen El-Benna. C'est à partir de ce courant que naîtront toutes les tendances islamistes radicales qui se référaient à Sayed Qotb, transfuge des Frères musulmans après la répression qui s'est abattue sur eux entre 1954 et 1960. Sayed Qotb, notamment après son exécution par Jamel Abdennasser en 1966, allait devenir le maître à penser du salafisme et du radicalisme islamiste. Alors qu'en Algérie, les héritiers des Oulémas, comme Ahmed Sahnoun et Abdellatif Soltani, tentaient de fédérer et de structurer le mouvement islamiste modéré au sein de l'association El Qyam, les bourgeons de l'intelligentsia islamiste creusaient le lit d'un mouvement islamisant intellectuel qui s'interrogeait sur l'islam lui-même plus que sur son environnement «hostile». Malek Bennabi et Rachid Benaïssa sont les leaders de ce courant de pensée qui, hélas, n'a pratiquement pas laissé de trace, à l'exception des livres de Bennnabi et les appréciations de Benaïssa, qui qualifiait les actions des islamistes des années quatre-vingt de «gesticulation». «Je crains qu'il n'y ait dégénérescence. Dans les années 1970, le débat était d'un très haut niveau. C'était une exploration intellectuelle, philosophique, de ce que peut être la modernité islamique. Nous n'avions pas peur de l'Autre, de ses deux faces, marxiste et capitaliste. Aujourd'hui, on se cantonne à des détails, aux chemins battus du voile, de la pratique rituelle; il n'y a plus de débats d'idées, il n'y a que des compétitions d'appétits personnels», disait-il. Le déclin de ce groupe d'intellectuels, notamment après la mort de Bennabi en 1973 et l'exil de Benaïssa, a sonné le glas de l'islam ouvert sur la pensée universelle et sur le débat d'idées aussi bien avec les marxistes qu'avec les laïcs et les libéraux. Les références de ce courant dominé par les francisants étaient Aron, Garaudy, Lefebvre, Guénon et d'autres philosophes français. La radicalisation du mouvement islamiste algérien allait se faire à la suite du retour d'étudiants algériens des Etats-Unis, très influencés par la pensée de Sayed Qotb qui, le premier, avait jeté l'anathème sur les régimes musulmans en les excommuniant. La massification de l'enseignement supérieur dans la fin des années 70 allait favoriser l'algérianisation de la pensée islamiste à travers la venue aux universités d'enfants issus des campagnes et de l'intérieur du pays, forts des enseignements des zaouïas mais aussi influencés par la pensée panarabiste du Baâth. La djaz'ara est l'expression d'un melting-pot idéologique conciliant socialisme, panarabisme et islamisme. Cette nouvelle tendance, connue dans d'autres pays sous le «localisme», est la conséquence des défaites politiques et militaires arabes face à Israël et à l'idéal de l'unité arabe, ainsi que par la victoire de la révolution islamique en Iran et l'invasion par l'Union soviétique de l'Afghanistan. Ce dernier événement allait en revanche permettre à l'islam radical de se développer aussi bien quantitativement à travers une forte propagande relayée par l'Occident que doctrinalement à travers une profusion de littérature subversive. L'évolution de la situation en Algérie, notamment après 1980, allait préparer le lit d'une lame de fond islamiste qui débordera des enceintes universitaires pour envahir les quartiers populaires de toutes les villes du pays. Ce sont paradoxalement les frères musulmans algériens qui allaient les premiers user de la violence lorsque Nahnah s'attaque aux poteaux téléphoniques avant que Bouyali ne prenne les armes en 1984. Mais la première démonstration de force des islamistes de tous bords a eu lieu en novembre 1982, après l'assassinat d'Amzal Kamel à la cité universitaire de Ben Aknoun. C'est ce jour-là que le programme islamiste a été ébauché dans un manifeste de 14 points lu par Abdellatif Soltani. Cette coalition conjoncturelle ne durera pas longtemps. Le mouvement islamiste algérien est traversé par plusieurs courants antagoniques et souvent, au sein du même courant, les avis divergent sur les méthodes, les positions et l'analyse de la situation. Après les événements d'Octobre 1988, les islamistes s'imposent comme recours et comme alternative au parti unique et à un régime indétrônable. C'est le courant le plus radical à l'égard du régime qui aura pignon sur rue même si, à l'image du FLN, il a fait preuve de populisme et de démagogie. Le noyau dur du FIS, favorable depuis toujours à une rupture brutale avec le système et l'ordre établi, profite de l'arrêt du processus électoral pour entraîner le pays dans une violence fratricide sans précédent. L'aile djaz'ariste, qui présidait aux destinées du parti depuis le congrès de la «fidélité» de Batna tenu en 1991, allait tenter de contrôler les maquis du GIA et tous les groupes armées du MIA, du Fida et autres groupuscules. L'assassinat de ses dirigeants, notamment Mohamed Saïd et Redjam, à Zbarbar, pousse leurs disciples à créer l'AIS dans le but de parachever le projet des leaders morts de la Djaz'ara, à savoir ouvrir les négociations avec le pouvoir. Mais leur affaiblissement militaire ne leur a pas permis de négocier le pouvoir mais la trêve pour préparer le terrain à «la réconciliation nationale». La tragédie nationale a traumatisé la nation et a fini par affaiblir le mouvement islamiste sur le terrain. Aujourd'hui, seuls deux courants structurés se disputent l'électorat islamiste, le MSP et la nébuleuse de Djaballah qui, à chaque fois, est défait de son propre parti, mais n'en perd pas moins son audience auprès de ses partisans qui le suivent aussi bien dans ses traversées de désert que dans sa structure. Au-delà des erreurs stratégiques des islamistes, la dépolitisation de la société algérienne n'a pas permis l'enracinement du débat politique et de polémiques idéologiques comme ce fut le cas dans les années soixante-dix et quatre-vingt. Ce désert politique a affecté tous les courants de pensée et ont réduit l'action politique à l'électoralisme formel. A ce propos, l'université qui était l'espace de rayonnement et d'expression de tous les intellectuels et militants, toutes tendances confondues, fait désormais preuve d'un assèchement d'idées. En fait, si le niveau des débats politiques a grandement baissé, c'est en partie en raison de l'indigence de l'intelligentsia et du manque de tribunes sociales. A. G.