Le «Cercle des poètes disparus», ce n'est pas seulement le génial et regretté Robin Williams campant dans le film un prof de lettres décalé, maître de la rime céleste à la tête d'un groupe d'esprits libres et oniriques. C'est aussi le tag d'amour sur des murs de poésie qui ont en Algérie des oreilles et du cœur. Au pays du poète qui s'ignore, qui fait de la poésie comme M. Jourdain de la prose, le tag est fils de mur. Le tag, c'est souvent la lyre d'Appollon, parfois la fureur de Dionysos. Et peut-être que les premiers graffiteurs, taggueurs qui ne connaissaient pas encore le poids des mots, seraient nos Touaregs du Tassili. Les gravures rupestres du côté de Djanet seraient ainsi les signes que nos ancêtres berbères étaient des taggueurs impénitents et des bombeurs inspirés. Tassili N'Ajjer et comme ailleurs la Vallée des Rois en Egypte, l'Agora d'Athènes et les graffitis vikings ou mayas, l'Algérien, enfin l'hombérbéricus, a taggué avant d'écrire, dessiner ou peindre. Nos ancêtres et leur descendance y allèrent toujours de leurs tags et ne furent jamais en reste de bons graffs. Dans nos villes, notamment à Alger, les murs, comme ailleurs, ont certes des oreilles. Ils parlent aussi, mais ils ont surtout du cœur. Leur peinture est tendresse. Quand on ne les tient pas à longueur de temps et lorsqu'on ne les érige pas pour protester contre le mal-être ou crier ses opinions politiques, parfois au milieu même d'une route nationale, on en fait des anthologies poétiques ou des florilèges d'une prose en coquelicots. Ils sont parfois, à eux seuls, un forum social où le tweet mural est le tag d'un amour comblé, d'une romance inachevée ou d'un béguin contrarié. Et, à l'inverse de certains soixante-huitards de leur époque, les jeunes taggueurs algériens ne rêvent pas d'être des imbéciles heureux, comme le criaient en mai 68 certains graffitis dans le Quartier Latin parisien. On dit que l'amour est aveugle, mais sur quelques murs algérois il «chouf» parfois clair. «L'amour est à réinventer», disait Arthur Rimbaud. Ils n'ont peut-être pas lu les «Œuvres, vers et proses» du poète, mais nos hittistes énamourés réécrivent l'amour du tag au tag. Avec des mots du cru, parfois crus. Et, comme le disait La Fontaine, «mots dorés en amour font tout». Tel ce traceur anonyme, Algérois qui dit à la Dulcinée inconnue «je t'amourE», avec ce «E» final qui prolonge la déclaration d'amour. Ah le savoureux verbe «amourer», typiquement algérois qui, mieux que l'«aimer» français, verbe classique du premier groupe encore plus banal à l'heure de Facebook, traduit plus éloquemment l'intention sincère et les sentiments profonds de l'aimant ! Et l'on se prend alors à rêver dire «mon amour, je t'amoure, comme jamais quelqu'un d'autre t'as amourée» avant moi. Ce tag, on le kiffe, mieux, on pourrait même l'amourer ! Tel autre «muriste», de Sétif çuilà, qui, désespérant d'obtenir la main de celle qu'il «amoure», interpelle son tuteur légal, d'un air bravache, mais avec gouaille et goguenardise. Il lui dit, textuellement, en français, mais avec une sémantique spécifiquement sétifienne : «done moi la mein de ta nièce, vieu con, je te sorre de la misère !» Et cet autre graffiteur, poète inconnu, mais amoureux éconduit, qui s'en remet finalement à Dieu pour se venger de l'«amourée» qui a l'air d'avoir été vache avec lui. Il dit alors à cette «majnona», la folle qui l'a rendu fou : «fasse Dieu que malheur t'arrive, et par Allah, tu ne verras point de bien dans ta vie !» C'est peut-être en pensant à des amoureux éplorés comme ce jeune qui déplore son mauvais sort, qu'Omar El Khayyâm a affirmé un jour que «l'amour qui ne ravage pas n'est pas de l'amour». En son temps, le poète de l'amour et de l'amour du vin, n'avait pas pensé au «E» additif. Et on n'oublie pas cet autre artiste algérois, zen et patient, qui attend stoïquement son mektoub. Lui, c'est encore plus simple, il implore Dieu de le «gratifier d'une bonne épouse et d'un logis». Il demande ensuite à ses coreligionnaires de dire avec lui «amen». Enfin, le tag de la fin est un graffiti glamour, peut-être d'amour, peut-être pas. Son auteur, crâneur et ronchon, dit à quelqu'un «3âlach rak tchouf fiya bhad la façon de parlé ?» À ce niveau, traduire, c'est forcément trahir une belle façon de parler. N. K.