Il respire enfin. Lorsque la crise bancaire a frappé son pays, en 2013, Phanos Demetriou venait à peine de créer Opium Works, une agence de marketing digital. « Soudain, tout s'est arrêté : mon chiffre d'affaires a plongé de 60 % », raconte ce trentenaire vivant à Nicosie, la capitale de la République de Chypre. Pendant un temps, il envisage de tout plaquer pour émigrer à Londres. Mais il décide finalement de rester. Pour se battre. En 2014, son chiffre d'affaires rebondit de 75 %. Avant de doubler l'année suivante. « Passés quelques mois très durs, les clients sont revenus, se félicite-t-il. Nous sommes tombés très bas mais nous avons rebondi tout aussi vite : comme notre pays, en somme.» Jeudi 31 mars, Chypre sortira officiellement du plan d'aide de la « troïka » (Fonds monétaire international, Union européenne, Banque centrale européenne) où elle est entrée en 2013. C'est deux mois plus tôt que prévu. Mieux : l'île n'a utilisé que 7,5 milliards d'euros des 10 milliards prêtés par ses partenaires. « Ce plan d'aide a été un succès », s'est réjoui le commissaire européen aux affaires économiques, Pierre Moscovici, le 7 mars, lorsque Nicosie a annoncé sa sortie anticipée. « Le programme a permis à l'économie d'enregistrer un retournement impressionnant », a applaudi de son côté Christine Lagarde, la directrice générale du FMI. Aux yeux de la « troïka », l'île d'Aphrodite est l'un des meilleurs élèves parmi les Etats entrés sous assistance pendant la crise (Irlande, Portugal, Grèce, Espagne, Chypre). A demi-mot, le FMI n'hésite d'ailleurs pas à souligner le contraste avec Athènes, seule capitale encore sous tutelle. Et où l'économie continue de sombrer… Et dire qu'il y a trois ans, les économistes prédisaient à Chypre une interminable récession ! Il est vrai qu'à l'époque, le tableau semblait bien sombre. En mars 2013, l'explosion du système bancaire hypertrophié, grand comme six fois le produit intérieur brut (PIB), a contraint l'île à solliciter l'aide de ses partenaires. En échange d'un prêt de 10 milliards d'euros, le secteur fut restructuré. La banque Laiki fut liquidée : tous les dépôts de moins de 100 000 euros, garantis, furent transférés à la Bank of Cyprus. Le bon élève de la « troïka » Cette dernière fut renflouée à l'aide des dépôts supérieurs à 100 000 euros, appartenant pour la plupart à des oligarques russes, qui ont été transformés en fonds propres. « La zone euro a testé avec Chypre les règles du renflouement interne des banques (le “bail-in”) aujourd'hui appliquées à tous les membres », résume Sofronis Clerides, économiste à l'université de Chypre. Une « expérimentation » qui a laissé un goût amer à de nombreux Chypriotes. La suite ? Une potion d'austérité semblable à celle avalée par tous les pays passés sous assistance : réformes drastiques, coupes de 15 % à 30 % dans les salaires, privatisations, etc. Le PIB a reculé de 5,4 % en 2013, le déficit a grimpé à 8,9 % du PIB en 2014 et la dette a culminé, cette année-là, à 108 % du PIB. La petite île redoutait alors que son modèle de croissance ne s'en remette jamais. « Nous avions tort : notre économie s'est révélée bien plus résiliente que nous ne l'imaginions », explique Michael S. Michael, économiste à l'université de Chypre. De fait, la croissance a rebondi de 1,5 % en 2015, tandis que le déficit est tombé à 1 % du PIB. « Recapitalisé, le système bancaire est aujourd'hui plus solide », ajoute Fiona Mullen, de Sapienta Economics. Et le pays se finance à nouveau seul sur les marchés. Le secret de cette résilience ? En dépit de la violence de la crise, l'île a su conserver un secteur de services aux entreprises dynamique : comptabilité, gestion financière, conseils légaux, etc. Son taux d'imposition sur les sociétés ultra-compétitives (12,5 %) et sa main-d'œuvre qualifiée à bas coût continuent de séduire. Mais pas seulement. En plus de quatre-vingts ans de présence britannique (1878-1960), Chypre a appris les codes du business anglo-saxon. Et en a fait l'une de ses cartes maîtresses. « Sans cela, notre économie serait moins solide », explique Eugenios Eugeniou, patron de la branche chypriote de PriceWaterhouseCoopers. La comparaison avec la Grèce n'a pourtant pas beaucoup de sens : bulle bancaire à Nicosie, mauvais pilotage des finances publiques et de l'économie à Athènes. L'île a également musclé son secteur touristique. Loin d'avoir déserté le pays, comme le prédisaient certains économistes, les Russes y restent très présents. En partie parce qu'ils partagent un lien culturel fort avec les Chypriotes, notamment lié au culte orthodoxe. Mais aussi parce qu'ils sont, depuis 2013, les premiers actionnaires des banques… « A cause de la chute du rouble, ils sont tout de même moins nombreux à venir sur nos plages depuis deux ans », note Angelos Loizou, à la tête de l'agence pour le tourisme de Chypre. Mais en se positionnant comme une destination sûre et riche en sites historiques, l'île a réussi à attirer plus d'Européens et d'Israéliens. Si bien qu'en 2015, le nombre de visiteurs a bondi de 8,9 % (2,65 millions de touristes au total). Pas étonnant que la « troïka » soit tentée de faire de Chypre son élève modèle. A y regarder de près, la comparaison avec la Grèce n'a pourtant pas beaucoup de sens. D'abord, parce que la nature de la crise y fut différente : bulle bancaire à Nicosie, mauvais pilotage des finances publiques et de l'économie à Athènes. « Nous savions tous que les abus du passé étaient de notre responsabilité : voilà pourquoi le gouvernement a rapidement appliqué les mesures d'austérité, sans que cela déclenche de mouvements sociaux », ajoute M. Michael. Créances douteuses Le succès tient aussi à l'administration chypriote, calquée sur le modèle britannique : elle fonctionne bien mieux qu'en Grèce. « Culturellement comme administrativement, Chypre est le Nord du Sud : nous sommes des Méditerranéens anglo-saxons », résume Hubert Faustmann, professeur de sciences politiques au think tank Friedrich Ebert Stiftung, à Nicosie. Mais surtout, la récession chypriote a été plus courte et moins profonde qu'en Grèce. « Je suis bien placé pour le mesurer », témoigne Tilemachos Kokoras, Chyprio-Grec installé à Nicosie, alors que ses parents vivent à Athènes. « Ils ont vu leurs salaires s'effondrer brutalement et les impôts flamber : la crise n'a pas été aussi destructrice ici », raconte ce trentenaire, graphiste chez Ikea. Avant de nuancer son propos : « Le redressement de notre économie s'est tout de même fait à un coût social élevé. » De fait, tout n'est pas rose sur l'île d'Aphrodite. « La troïka résume un peu trop son succès au retour du pays sur les marchés », regrette Eric Dor, économiste à l'Iéseg. Or, selon Eurostat, le PIB par habitant de Chypre est aujourd'hui de 18 points inférieur à celui de l'ensemble de l'Union européenne, alors qu'il était supérieur de 6 points en 2009. Et le taux de chômage culmine toujours à 15,3 %, dont 35 % pour les moins de 25 ans. Un taux qui serait aujourd'hui plus élevé encore si les jeunes diplômés n'avaient pas émigré en masse vers le Royaume-Uni : depuis 2013, 25 000 personnes ont quitté l'île, qui compte aujourd'hui 847 000 habitants. De même, la hausse de la pauvreté a été atténuée par les solidarités familiales, très fortes dans le pays. « Je vis chez mes parents, comme la plupart des jeunes chômeurs qui n'ont pas encore fait leurs valises, témoigne Christos Hadjioannou, docteur en philosophie de 36 ans. Sans cela, nous serions à la rue. » Enfin, les banques restent pénalisées par un niveau élevé de créances douteuses (50 %). Ce qui handicape la distribution de nouveaux crédits. « Ici, inutile d'espérer un prêt bancaire : les PME se débrouillent toutes seules », témoigne M. Demetriou, le patron d'Opium Works. « Il faudra quelques années au secteur pour purger le problème », juge M. Clerides. Lui s'inquiète surtout de la trop forte dépendance de l'économie chypriote aux services, qui pèsent 80 % du PIB. L'exploitation de l'immense gisement de gaz découvert dans les eaux territoriales du pays, en 2011, permettra-t-il de diversifier les revenus ? Peut-être. Mais pas avant une dizaine d'années, jugent prudemment les économistes. Les Chypriotes, eux, portent l'essentiel de leurs espoirs sur la réunification de l'île. En 1974, la Turquie a envahi la partie nord, où se trouvaient 70 % des capacités de production. L'élection de Mustafa Akinci en avril 2015, dans la zone turque, a relancé les négociations sur le rapprochement. Mais aujourd'hui elles patinent, parasitées par les discussions entre Ankara et l'Union européenne autour de la gestion des réfugiés. « Dans tous les cas, rien ne se passera avant les législatives chypriotes de mai », juge M. Faustmann. Sa plus grande crainte : que la réunification n'aboutisse pas. Et que son pays échoue à renouer avec une croissance suffisamment forte pour convaincre les jeunes Chypriotes partis pour Londres de revenir au pays… M. C.