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Un seul monde !
Publié dans La Tribune le 23 - 06 - 2016

Le XX e siècle a apporté le pire et le meilleur. Dans le pire, il y a eu les hécatombes des deux guerres mondiales, la destruction des juifs d'Europe et des Roms, le génocide des Tutsis au Rwanda, celui des Cambodgiens sous le régime des Khmers rouges, les convulsions sanglantes dans les colonies d'Afrique et d'Asie.
Dans le meilleur, il a été notamment le siècle des décolonisations. Toutefois, les indépendances reconquises n'ont pas tenu toutes leurs promesses. En Afrique, le lot de la plupart des pays libérés est fait de pandémies et de guerres intestines, à l'ombre de dictatures prédatrices. Les anciennes puissances tutélaires n'ont pas abdiqué tout leur pouvoir. Elles continuent d'intervenir dans les affaires de ces pays, s'assurant ainsi leur approvisionnement en matières premières achetées à vil prix.
Le champ symbolique n'est pas exempt d'un traitement post-colonial inégal. Les mémoires meurtries de l'esclavage et de la colonisation, longtemps en sommeil, se réveillent. Le Manifeste culturel panafricain d'Alger de 1969 a mis en avant l'exigence de la restitution des éléments du passé : archives, objets d'art, restes mortuaires… des anciens peuples colonisés, le retour de ces éléments étant de nature à contribuer à un développement conforme à l'«identité culturelle» des peuples. Le Manifeste postule que cette restitution doit permettre de combler les trous de mémoire. Elle peut aussi être le symbole d'une volonté de réconciliation.
Les relations entre l'Algérie et la France peuvent être lues à travers ce prisme.
Le retour à Alger en 2003, sous la présidence de Jacques Chirac, du sceau du Dey Hussein Pacha, qui avait scellé sa reddition en 1830, est un exemple de gage d'une volonté de réconciliation. Il y a un contre-exemple : la France, par la voix de la ministre de la Défense, Michèle Alliot-Marie a refusé en 2006 de restituer le Canon d'Alger, Baba Marzoug, saisi en 1830. Les prétextes avancés sont hautement contestables. Sont ainsi invoqués l'appartenance du Canon au patrimoine historique de la Défense et le fait qu'il commémore, dit-elle, «un épisode glorieux de l'histoire de nos armées». L'épisode «glorieux» en question est l'invasion de l'Algérie. Là, il n'est plus question de réconciliation, mais d'une exaltation du «geste» coloniale qui rappelle le débat parlementaire de 2005 sur le caractère positif de la présence française en Algérie. Le Canon d'Alger est considéré par la France comme un trophée de guerre, tout comme les têtes de résistants décapités, exposés dans des musées parisiens durant des décennies comme titres de gloire, puis comme objets d'études scientifiques pour pérenniser leur séquestre.
Cette valse-hésitation est dommageable. Les blessures de la mémoire ne peuvent s'accommoder de calculs politiciens. Elles ne peuvent s'estomper qu'au prix d'une politique déterminée de transfert méthodique des objets mémoriels, des anciennes métropoles vers les pays libérés dont ils proviennent. Garder quelque prise de guerre que ce soit ne peut être perçu que comme le signe de la volonté de l'ancienne puissance tutélaire de conserver une sorte de primat symbolique sur ses anciens sujets. C'est peut-être ce primat qui favorise le maintien d'un tête-à-tête étouffant entre l'ex-métropole et ses anciennes possessions. C'est lui qui paralyse celles-ci, les empêchant de se déployer et de s'ouvrir au monde. C'est lui qui borne leur rétro horizon aux dates auxquelles elles ont été investies. C'est lui qui les cantonne au rôle subalterne de lieux de déploiement de l'Histoire de leurs envahisseurs d'hier. Il y a un hiatus colonial. En Algérie, le regard ne porte pas au-delà de 1830, vers le pays de l'avant. L'indépendance n'a pas éteint la nostalgie de cet avant, aussi désiré que réputé inconnaissable. Il est bien connu que les mutilés souffrent couramment de douleurs dont ils ont l'impression qu'elles viennent du membre absent. Le siège de notre souffrance est dans l'avant.
L'incapacité à le visiter fait de cet avant l'instrument protéiforme qui alimente les prurits séparatistes. En Algérie encore, la bataille fait rage, avant contre avant, Algérie arabe contre Algérie berbère, Algérie francophone contre Algérie arabophone, détestation réciproque d'Algéries aussi multiples que mythiques, exclusives les unes des autres, convoquée pour alimenter le brasier qui menace de dévorer l'Algérie réelle. Sortir de cette logique infernale suppose de retisser patiemment les fils pour rétablir le lien, passerelle fragile, entre aujourd'hui et l'avant. Il faut retrouver, dans notre palimpseste, le pays qui respire sous la mythologie coloniale. Pour cela, il faut rapatrier les éléments qui concourent à le reconstituer. Il faut remettre en place les signes qui témoignent de sa présence, les objets, les contes, il faut retrouver dans certaines de nos attitudes actuelles des réminiscences du passé. C'est un impératif. L'indépendance n'aura de sens que si notre rétro horizon cesse d'être borné par une date, 1830. Elle ne sera complète que si nous reprenons possession du pays de l'avant. C'est là que se trouvent les fondations, les signes qui nous convaincront que nous sommes une communauté de destin, que nous disposons d'une mémoire partagée qui a transcendé tout au long des siècles nos différences.
Le passé est réputé être un champ de mines. La crainte de s'y aventurer est souvent plus forte que le désir de la découverte. Dans notre cas, il n'y a aucun doute possible. C'est le choix de ne pas savoir qui est porteur du pire. C'est ce choix-là qui est en train de nous conduire à constituer méthodiquement un champ de mines terriblement actuel…
Plus généralement, le monde ne retrouvera la paix que par le parachèvement des indépendances et l'intégration réelle des nouvelles nations dans une communauté internationale qui ne serait plus le faux nez d'un Occident arcbouté sur son leadership, insoucieux de reconnaître ses torts immenses envers une majorité de l'humanité qu'il a réduite en esclavage, colonisée et massacrée, et qu'il vassalise aujourd'hui en la cantonnant au seul rôle de pourvoyeuse d'aliments de son propre bien-être. Il peut dès à présent donner des gages de sa volonté de s'inscrire dans une logique de paix et d'égalité en rendant à qui de droit le fruit de ses innombrables rapines.
Quelle belle façon ce serait de marquer le XXIe siècle que de le placer sous le signe : un seul monde !
B. S.
*Auteur, maître de conférences et professeur de sciences physiques à l'Université de Cergy-Pontoise.


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