«Le Petit prince en arabe dialectal, c'est vrai ? » C'est ce qu'a lancé, toute surprise, Selma, une jeune algéroise qui venait d'apprendre que les éditions Barzakh avaient traduit le célèbre conte d'Antoine de Saint-Exupéry en dialecte algérien. Non loin d'elle, Mourad, un autre jeune algérois exprimera, lui, une petite réserve : «Je me demande ce que cela peut donner.» C'est à quelques mots près le même étonnement que nous retrouverons chez les différentes personnes qui en font la découverte. Certaines sont tout de suite enthousiasmées, d'autres expriment quelques réticences mais toutes sont curieuses de feuilleter cette petite étrangeté qu'est le Petit prince en «daridja» ! Et pour cause, cette traduction est vraiment une première. Après avoir été vendu à plus de 80 millions d'exemplaires et traduit en plus de 180 langues et dialectes depuis sa publication, en 1943 à New York, le petit chef-d'œuvre de la littérature universelle vient donc de gagner les terres littéraires d'Algérie. C'est l'histoire d'un aviateur perdu dans le désert du Sahara qui raconte avec délectation les souvenirs de sa rencontre avec un petit prince venu d'ailleurs. Le petit enfant extraordinaire qui a du mal à comprendre le monde absurde des adultes s'interroge et se lie au narrateur en lui racontant ses diverses tribulations. Des échanges simples mais hautement allégoriques se succèdent et le conte met ainsi à nu les plus belles vérités du monde, dont la plus célèbre reste celle qu'il découvrira à la rencontre du renard : «On ne voit bien qu'avec le cœur, l'essentiel est invisible pour yeux.» C'est Zahia Talbi, enseignante d'arabe dialectal au centre des Glycines d'Alger, et Lucienne Brousse, sœur blanche, enseignante d'arabe dialectal, de français et d'arabe littéraire et conseillère en pédagogie au centre des Glycines, qui en sont les principales initiatrices. Elles sont d'ailleurs venues en parler avec beaucoup d'entrain et de fierté, lundi dernier, lors d'une vente-dédicace qui a été organisée à l'espace Noun d'Alger-centre. «Nous l'avons conçu comme un support pédagogique car nous avions la volonté de sortir des sentiers battus en proposant quelque chose de nouveau à nos élèves», s'accorderont-elles à dire d'emblée. Traduire un récit d'une langue écrite vers une langue qui même à l'écrit ne doit pas perdre son caractère oral, car c'est bien cela qu'est notre «dialecte algérien», n'a pas été une mince affaire. Respecter l'esprit du récit, être vigilant avec les référenciations, trouver les mots adéquats, ne pas trahir le rythme du texte, transférer justement les images d'un système linguistique à un autre, sont autant de préoccupations qui ont tarabusté l'esprit de nos deux traductrices tout au long de leur travail de recherche. Après les Tunisiens et les Marocains qui ont entrepris depuis quelques années déjà la traduction vers leurs dialectes du plus célèbre texte de Saint-Exupéry, les Algériens ont maintenant droit à leur version algérienne du Petit prince. Une version parsemée d'expressions bien de chez nous, certaines ont des références religieuses telles que «Wallah man khellik» qui traduit «Je ne te quitterai pas» ou encore «Djabli Rabi» pour traduire «Il me semble». Mais celles-ci n'entament en rien l'esprit de l'œuvre originale car ces référenciations n'ont pas de portée religieuse en elles-mêmes. Elles ne font que renvoyer à un savoir culturel algérien à travers ses expressions communes. Bien sûr que cette lecture ne peut produire les mêmes effets poétiques que ceux du texte original mais elle a tout de même le mérite de nous saisir, autrement. Cette traduction avait comme objectif premier de devenir un support pédagogique, mais en réalité elle ne devrait aspirer qu'à sa noble et véritable vocation : le plaisir des contes qui peut prendre d'autant plus d'importance avec l'arabe algérien qui est une langue orale. On pourrait aussi la considérer comme un acte symbolique pour la valorisation de notre culture et de l'un de nos dialectes. Un moment de pureté et d'évasion : loin du français qui, quoique réadapté à notre culture, ne peut pas vraiment porter toutes les expressions de notre identité algérienne et loin de l'arabe littéraire qui, au-delà du texte sacré, ne correspond pas vraiment à la réalité quotidienne des Algériens. Quatre années après que cette idée a commencé à germer dans l'esprit des traductrices et deux années après que les éditions Barzakh ont adhéré au projet, le livre conforme aux illustrations de son auteur et aux exigences de ses ayants droit est là et n'attend qu'à être apprécié ! Son prix est, d'ailleurs, relativement abordable : 350 DA. Les Algériens désireux de découvrir ou de redécouvrir le conte philosophique le plus émouvant et attendrissant qui soit peuvent donc se laisser bercer par les vaticinations lumineuses d'un petit prince bien imprégné de la culture et de l'imaginaire collectif algériens. Un plaisir à lire… F. B.