Photo : S. Zoheïr De notre envoyé spécial à Aïn Témouchent Abderrahmane Semmar Le visage illuminé par une brise marine aussi douce qu'une caresse féminine, les yeux captivés par la valse des oiseaux volant autour de nous tel un orchestre symphonique jouant de l'extase sur les flots de la mer, le corps élancé porté par un vent marin passant sous un ciel bleu, le lieutenant Messaoud, du groupement de la Gendarmerie nationale de la wilaya d'Aïn Témouchent ausculte scrupuleusement, à l'aide de sa paire de jumelles, les rivages de la plage d'El Mordjane et ses eaux azurées. Située à 30 km de la ville d'Aïn Témouchent, cette plage au sable doré et fin se fond harmonieusement dans un surprenant chaos de rochers énormes, écroulés, renversés, entassés les uns sur les autres. Décor d'une véritable carte postale avec ses petits îlots qui résistent majestueusement aux assauts de la Grande Bleue, la plage d'El Mordjane, comme sa petite sœur mitoyenne, la plage Nedjma, a vu sa tranquillité ébranlée par les récentes découvertes d'une soixantaine de kg de kif traité rejetée par une mer houleuse en colère contre ceux qui l'ont souillée avec leur trafic illicite. Un trafic contre lequel les gendarmes sont en guerre ouverte. Quotidiennement, le lieutenant Messaoud et ses dix éléments patrouillent dans cette plage à la recherche du moindre indice à même de les emmener sur les traces de colis de cannabis cachés entre les rochers. Une opération de ratissage menée avec les agents de la section d'intervention spéciale qui ne reculent devant rien, allant jusqu'à nager dans des eaux troubles pour récupérer le moindre objet suspect. Les chiens renifleurs sont également mis à contribution dans cette interminable chasse au cannabis. Des criques féeriques polluées par le cannabis Mais pourquoi un tel chahut sur cette plage mirifique ? Pour comprendre les fils conducteurs de cette guerre ouverte déclarée aux narcotrafiquants, il faut remonter jusqu'au 8 avril dernier. Ce jour-là, les coquillages pittoresques et les blanches mousselines que l'écume jette aux rocs imposants de la plage d'El Mordjane continuent de charmer les amoureux et d'ensorceler les poètes. Mais, ce jour-là aussi, le poste de surveillance de la garde communale installé ici, comme partout ailleurs sur les 25 plages que compte la wilaya d'Aïn Témouchent, véritables bijoux sculptés par une nature indomptable et envoûtante, ont repéré des paquets suspects voguant en silence. Alertés, les éléments de la Gendarmerie nationale de la compagnie d'El Amria, distante de plus de 40 km d'Aïn Témouchent, se rendent rapidement sur place. Grande fut leur stupéfaction après la découverte du gros lot. Et pour cause, pas moins de 60 kg de kif traité ont été éjectés par les vagues d'une mer qui n'avala guère ce corps étranger. Inouïe fut en réalité cette saisie dans une plage réputée pour son clame et sa beauté.Quelques jours plus tard, le 12 avril plus précisément, sur les rivages de la plage S'biat, autre décor de rêve situé à 17 km d'Aïn Témouchent, dans le courant d'une onde pure, un zodiac contenant plus de 26 quintaux de résine de cannabis est récupéré par les brigades de la Gendarmerie nationale. Charriant dans son sillage des cartons bourrés de plaquettes de kif traité, sur lesquelles sont gravés des signes que seuls les narcotrafiquants sont capables de déchiffrer, le Go-Fast de provenance marocaine, et long de plus de 12 mètres, sème la panique dans toute la région. Pouvant transporter jusqu'à 5 tonnes de kif traité, avant de s'échouer, ce zodiac a perdu en mer toute sa cargaison. Une cargaison qui pollue, depuis lors, tout le littoral oranais notamment la côte d'Aïn Témouchent. En effet, chaque jour que Dieu fait dans cette région dessinée par des plaines verdoyantes, des collines chatoyantes et d'une côte sablonneuse et escarpée à la fois, rayonnante de couleurs joyeuses, de formes splendides et de panoramas à couper le souffle, les saisies de drogue rythment le quotidien des «Témouchentois», lesquels ne comprennent vraiment pas comment tant de cannabis a pu envahir leurs plages. De Béni Saf à Terga, de Rechgoun à Sassel, au milieu des criques merveilleuses, des kilos et des kilos de kif sont quotidiennement récupérés sur des plages où se dégagent les effluves d'un étrange romantisme. Pour contrer cette «Cannabis Connection», le commandement régional de la Gendarmerie nationale d'Oran a élaboré, en toute hâte, un plan d'action. L'objectif visé est de protéger la région de cette quantité hallucinante de drogue qui peut provoquer une véritable tragédie, si, par malheur, elle tombe entre les mains des réseaux de dealers locaux. Dans cette optique, 600 à 700 gendarmes sont mobilisés quotidiennement dans les opérations de ratissage effectuées sur les bordures des plages. Au moins 600 gardes communaux épaulent également les brigades de gendarmes, lesquelles opèrent sur l'ensemble des 25 plages de la côte témouchentoise, longue de plus de 80 km, une moyenne de deux à trois contrôles par jour. En outre, sur toutes ces plages, dont l'accès est interdit désormais aux civils par mesure de sécurité, et afin d'éviter tout contact entre la population locale et les plaquettes de kif, on trouve un poste de surveillance. Des campements de gardes communaux et de gendarmes qui veillent chaque jour sur cette côte en proie aux mouvements suspects. Mis en place à partir de 2006 pour contrer les harraga et lutter efficacement contre les réseaux d'émigration clandestine, ces campements ont été renforcés depuis l'entrée en vigueur du plan d'action de la Gendarmerie nationale le 12 avril dernier. Un plan de surveillance appuyé par un dispositif sécuritaire impressionnant qui compte aussi des escadrilles d'hélicoptères et des unités mobiles de gardes-côtes. Même les 7 barrages fixes couvrant les principaux axes routiers menant vers les plages de la wilaya ont été renforcés et équipés de matériel de détection. Des milliers de véhicules sont arrêtés régulièrement et fouillés minutieusement. Mobilisé 7 jours sur 7 et 24 h sur 24, le groupement de la Gendarmerie nationale et ses compagnies ainsi que ses multiples brigades répondent d'un pied ferme à cette nouvelle menace qui plane sur la région. Une menace qui porte le nom des narcotrafiquants et résonne dans le cœur des responsables de la Gendarmerie nationale comme une déclaration de guerre. Si pour le moment rien ne prouve que les quantités de kif traité rejetées par la mer n'ont pas été récupérées par les réseaux locaux de narcotrafic, les services de sécurité tentent le tout pour le tout dans le but d'endiguer la propagation de cette drogue aux autres régions du pays. Pour ce faire, les services de sécurité ont décidé de maintenir une pression terrible sur les réseaux de dealers de toute l'Oranie en ne leur concédant aucune opportunité à même de leur servir d'occasion pour mettre la main sur cette drogue marocaine parvenue de l'échouage d'un Go-Fast chaviré par le vent de l'ouest, le gharbi, si fatal aux petites embarcations méditerranéennes en cette période de l'année. «Lorsque la mer est calme, on tire la sonnette d'alarme» A ce propos, le lieutenant-colonel Aidaoui Reda Abdelahamid, chef du groupement de la Gendarmerie nationale de la wilaya d'Aïn Témouchent, nous a confié que le combat contre le trafic de drogue ne date pas d'aujourd'hui. A ce titre, ses services ont infligé par le passé, grâce à des opérations coups-de-poing, de nombreuses défaites à la mafia du narcotrafic. Et ils ne comptent pas s'arrêter en si bon chemin. «Aïn Témouchent est située à 120 km seulement de la côte marocaine. A peine 130 km nous sépare de la côte espagnole. Ici, la côte est accidentée et longue de 80 km. Ce n'est pas du tout facile de contrôler 80 km d'une côte escarpée. Cela exige beaucoup de moyens. Mais, nous avons répondu présent à cette situation délicate. Aïn Témouchent fait avant tout les frais de sa situation géographique qui la place à proximité d'une zone de trafic international de drogue», indique d'emblée le lieutenant-colonel Aidaoui Reda Abdelahamid. «Lorsque la mer est calme, poursuit notre interlocuteur, on tire la sonnette d'alarme. Car c'est à ce moment-là que la mer commence à rejeter de la drogue. Une drogue que des zodiacs en provenance de Nador, au nord-est du Maroc, embarquent pour la décharger sur les côtes espagnoles, corses ou italiennes. Mais lorsqu'ils rencontrent des gardes-côtes où des frégates militaires, ils jettent leur cargaison en haute mer pour ne pas être inculpés de trafic de substances illicites. Il arrive des fois qu'une puissante tempête renverse ces zodiacs dont la longueur peut aller de 12 à 16 mètres, et la largeur jusqu'à 4 mètres. Ces zodiacs de type Go-Fast sont rapides et échappent même aux radars des forces navales. Ils peuvent contenir une quantité de 3 à 5 tonnes. Si une partie de cette cargaison se perd en mer, il suffit de 3 à 4 jours pour qu'elle atterrisse sur nos côtes notamment sur la partie Est de notre littoral au niveau des plages de Sassel, Bouzedjar, S'biat et Madagh.» Ainsi, l'acheminement de la drogue ne se fait plus seulement par voie terrestre. Selon les investigations de la Gendarmerie nationale, appuyées par les enquêtes d'Interpol, la Méditerranée est aujourd'hui une autoroute que chaque jour 30 à 40 Go-Fast, équipés de 4 moteurs d'une puissance de 250 chevaux chacun, naviguant des lors à plus de 400 km par heure, sillonnent pour acheminer du kif traité du Maroc, en prenant le large à partir d'une baie de 25 km de long située au nord de Nador, à l'Europe après une traversée qui ne dure guère que 36 heures. 7 heures même suffisent pour rallier les côtes espagnoles. Toutes les plaquettes de résine de cannabis saisies jusqu'à aujourd'hui portent des inscriptions marocaines : N. H., K., T. S., ou carrément une croix berbère, signe de son authenticité. A 10 millions de centimes le kilo de kif traité, les narcotrafiquants peuvent transporter via la mer, avec un seul Go-Fast, appelé également Fantôme par la mafia du kif, des cargaisons dont la valeur dépasse facilement les 3 millions d'euros. Les potentiels acheteurs sont les mafias italienne, corse ou russe qui écouleraient le cannabis marocain sur le marché européen. Mais, pour le moment, la Gendarmerie nationale n'écarte pas l'hypothèse que des zodiacs débarquent également de la résine de cannabis sur nos côtes. Les liaisons entre les barons de l'oranais et les barons marocains ont été prouvées à maintes reprises. Les itinéraires de Maghnia et de Béchar étant de plus en plus sécurisés par nos services de sécurité, les narcotrafiquants ont trouvé, semble-t-il, un refuge idéal pour leur commerce dans la Méditerranée. Plus de 8 tonnes saisies en deux ans et 25 barons arrêtés «A Azeffoun, à Mostaganem, on a trouvé des paquets de kif très semblables à ceux que nous avons récupérés. C'est dire donc que cette résine de cannabis transportée par les Go-Fast marocains s'est retrouvée un peu partout sur le littoral algérien. Il faut savoir que notre voisin marocain compte une superficie de 136 mille hectares consacrée à la culture du cannabis. Les narcotrafiquants marocains font des pieds et des mains pour faire transiter des quantités immenses à travers notre territoire. Une grosse partie est également destinée au marché local. Nous sommes conscients de cela. Et nous réadaptons à chaque fois nos dispositifs sécuritaires à cette menace», explique le lieutenant-colonel Aidaoui Reda Abdelahamid qui nous apprend au passage que ses services ont réalisé entre 2006 et le premier trimestre de cette année une saisie de plus de 8 tonnes de kif traité. Un bilan record dans l'histoire de la région. Par ailleurs, pas moins de 25 barons de l'Oranie ont été mis hors d'état de nuire durant la même période. Certains sont des gros bonnets impliqués dans des réseaux internationaux. On peut citer parmi eux Hakim l'Oranais, âgé seulement de 36 ans, qui a été arrêté l'année dernière, après une course poursuite de plus de 3 heures sur la route menant d'Aïn Témouchent vers Oran, en possession de 300 kg de kif caché dans sa voiture, une R 25 tuninguée. Membre d'un réseau international, Hakim l'Oranais s'est offert grâce à son trafic 3 villas à Oran, une société de transport, une dizaine de véhicules taxis, et des comptes bancaires bourrés de devises. En 2006, les brigades du lieutenant-colonel Aidaoui Reda Abdelahamid ont mis la main à Béni Saf, située à 45 km d'Aïn Témouchent, sur un yacht espagnol dans lequel il était dissimulé 17 quintaux de résine de cannabis. Le yacht en question appartenait à un baron russo-belge dénommé Vladimir. Cette saisie a éclaboussé tout un réseau international de narcotrafiquants. D'autres princes de la drogue qui ont défrayé la chronique par le passé, à l'instar de Pokémon, un jeune natif de Maghnia, impliqué dans une autre affaire de 600 kg de kif saisis à Oran, Abderrahmane 122 où encore Ramy, ont été identifiés et mis en prison par les services de la Gendarmerie nationale. En tout et pour tout, pas moins de 11 réseaux de trafic de drogue ont été démantelés par les gendarmes à Aïn Témouchent entre 2008 et 2009. «C'est vous dire donc que nous avons de l'expérience. Les narcotrafiquants nous ne font en aucun cas peur. On ne laissera jamais l'Algérie à la merci de cette mafia», souligne encore le lieutenant-colonel Aidaoui Reda Abdelahamid. La pertinence dans le propos et l'assurance dans le discours ne sont guère fortuites. Et pour cause, aujourd'hui, les services de la Gendarmerie nationale ont identifié le mode d'emploi des «Ulysse» du cannabis. En effet, même s'ils jettent leurs cargaisons en mer, les narcotrafiquants s'arrangent pour la retrouver rapidement. En réalité, les paquets de kif sont accrochés à un ballon orange ou bleu. Ce ballon qui flotte sur les vagues leur permet de retrouver le kif y compris la nuit. Pour cela, ils utilisent un produit chimique, appelé le duralumin, mis dans un tube pour renvoyer une lumière. De cette façon, ils reprennent le large la nuit et récupèrent ainsi les cartons de kif, d'une valeur estimée à plus de 300 millions de centimes, dont ils se sont débarrassés auparavant pour éviter le naufrage ou par crainte de tomber entre les filets des gardes-côtes. «Mais, aujourd'hui, ils n'utilisent plus ces ballons, assure le chef du groupement de la Gendarmerie nationale de la wilaya d'Aïn Témouchent, car ils savent bien qu'on a découvert leur astuce. Désormais, ils emploient des sacs de sel auxquels ils attachent leurs tablettes de kif. Le sac de sel remonte facilement à la surface de la mer. De cette manière, ils n'égarent plus leur drogue et trompent ainsi les gardes-côtes. Quoi qu'il en soit, ils rivalisent d'ingéniosité pour échapper à nos filets. La dernière fois, lorsque nous avons intercepté le zodiac qui a échoué sur la plage de S'biat, on a récupéré tous les moyens nécessaires à la navigation. A savoir gilets, carburant, torches, denrées alimentaires, etc. Or, pas aucune trace des corps de narcotrafiquants n'a été relevée. En général, ils sont au moins 4 à assurer la traversée. Où sont passés les corps ? On croit savoir qu'un autre zodiac a été dépêché pour les récupérer car ces réseaux ne courent jamais le danger d'abandonner leurs hommes. Ils ne veulent nullement être identifiés. En tout cas, de notre côté, on redouble à chaque fois d'efforts pour éradiquer cette mafia et protéger nos citoyens de sa drogue.» Mais sans la sensibilisation de la population aux dangers de la toxicomanie, cette protection restera, de loin, un vœu pieux. C'est pourquoi, chaque jour, les services de sécurité d'Aïn Témouchent animent dans les écoles des campagnes de sensibilisation. Des rencontres sportives avec les jeunes sont programmées quotidiennement. Les mosquées, la radio locale, et les associations civiles mettent leur main à la pâte. Le combat contre la drogue doit engager toute la société, aiment à répéter les autorités locales. Le philosophe chinois Sun Zu disait que l'art de la guerre, c'est de soumettre l'ennemi sans combat. Décidément, c'est de cet art que viendra le salut de la belle et éternelle Aïn Témouchent.