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Ni harga ni hedda, l'Algérie dans le cœur…
Le 5 Juillet vu par des jeunes
Publié dans La Tribune le 05 - 07 - 2009


Photo : S. Zoheïr
Par Abderrahmane Semmar
47 ans. 47 ans que l'Algérie est libre et indépendante après une lutte révolutionnaire des plus héroïques. 47 ans sont donc passés depuis cet inoubliable
5 juillet 1962, une date inscrite en lettres d'or dans la mémoire collective des Algériens. Une date qui a bouleversé l'Histoire et inspiré d'autres pays pour donner le coup de grâce au colonialisme. Mais, un demi-siècle après, l'Algérie a changé. L'Algérie, à l'histoire révolutionnaire si riche, si émouvante, si grandiose, si épique, est, aujourd'hui, un pays jeune qui se cherche dans ce nouveau «désordre mondial». Un pays où la vie quotidienne est très complexe. Produit de son histoire, la société algérienne a connu, au cours de ces 47 ans, de profondes et rapides mutations socio-économiques qui «ont produit des bouleversements d'une ampleur rarement vue dans d'autres sociétés», observent les sociologues les plus chevronnés.
L'exode rural massif, l'urbanisation accélérée, la scolarisation quasi généralisée, notamment des jeunes filles dans des écoles mixtes, le développement du salariat, particulièrement de l'emploi féminin rémunéré, sont autant, notent les sociologues, de puissants facteurs de changement des rapports sociaux qui ont fini par détruire les fondements socio-économiques de l'ordre social patriarcal millénaire en Algérie.
Du coup, la jeunesse émerge, parle, s'exprime, agit, dénonce, revendique, rêve et s'insurge. Faute d'espaces et de moyens d'expression, des phénomènes sociaux, des fléaux, des tendances ont vu le jour. 47 ans après l'indépendance. Certains n'hésitent pas à parler «d'une crise de confiance qui s'est instaurée et les Algériens ne croient plus à rien car ils ont l'impression que rien ne les unit à cause de cette fragilité du lien social», d'où ce sentiment de détresse, d'angoisse et de solitude qui «pousse la grande majorité de la jeunesse algérienne à fuir à l'étranger sur des barques de fortune ou dans la drogue
et les psychotropes», commentent d'autres.
Mais, comment trouver matière à exalter l'amour du pays quand on est, comme le dit si bien un jeune «mal dans sa peau», ne parvenant pas à donner un sens à sa vie, quand les études ne sont plus stimulantes, quand le travail est incertain et précaire, quand le salaire est maigre, quand on ne sait pas quoi faire de son temps, faute de culture et de loisirs, quand on n'a pas de quoi susciter les rêves. Cela dit, au-delà de cette grosse colère contre soi-même et contre le monde entier que des jeunes évacuent à la sortie du stade par la casse et l'émeute, il importe de savoir comment les jeunes, les Algériens d'aujourd'hui, perçoivent la fête de l'indépendance de leur pays. Pour sonder leur âme, nous leur avons donné la parole. Florilèges.
«L'Algérie sakna fi kalbi et dami»
Le visage mangé par une barbe de trois jours, la chemise sur le pantalon, les cheveux frisés, Hichem, 27 ans, chômeur de son état, n'est guère indifférent à notre question. «Moi, j'aime mon pays. Il n'y a rien à dire à ce sujet. Lorsque l'équipe nationale a gagné ses matches, j'ai défilé. J'étais fier. A aucun moment, je n'ai hésité à brandir le drapeau national. Même si j'ai envie de quitter le bled, je n'oserais jamais dire du mal de l'Algérie à l'étranger. En réalité, il faut que vous sachiez qu'on essaie de nous inculquer la haine du pays. Mais moi, je ne détesterais jamais l'Algérie», confie-t-il avec une lumière dans les yeux, une lumière attisée à la fois par l'espoir et le désespoir. Paradoxe ? «Non, moi, en tant que jeune, j'ai envie de réussir ma vie dans mon pays et de contribuer à son développement. Mais, c'est Daoula [l'Etat] qui ne veut pas de nous. Pas de boulot, pas de loisir, pas de logement, pas d'amour, tout nous est interdit. Ils nous poussent à la sortie pour tout garder pour eux», poursuit ce jeune de Belouizdad qui vient d'être rejoint par ses amis. Amine, Lotfi et Kamel, tous les trois chômeurs en quête désespérante d'emploi, partagent l'avis de leur ami. «L'Algérie sakna fi kalbi et dami», entonnent-ils d'une seule et même voix. Et le 5 juillet alors ? «Quelle fête ? C'est une journée normale et plate pour nous. Les autorités ne font rien. Aucune manifestation pour célébrer cet évènement ! On ne nous a jamais conviés à organiser quelque chose. Pour nous, c'est un jour qui ne se distingue en rien des autres jours de l'année», expliquent-ils. Plus loin, à Hussein Dey, Karim, le regard sombre, la peau cuivrée par le soleil de l'été, se débattant avec son sac-à-dos, esquisse une grimace pour exprimer le malaise que notre question a suscité en lui. «On l'a banalisé le 5 juillet. On l'a vidé de sa charge émotionnelle et symbolique. Si l'Etat n'organise ni parade ni concerts, ni rassemblements, ni quoi que ce soit, comment voulez-vous alors que le 5 Juillet parle aux jeunes ?» réagit sur le vif notre jeune interlocuteur, étudiant en littérature arabe à l'université d'Alger. «Les autres pays du monde, pour leur fête d'indépendance, organisent des célébrations patriotiques et familiales dans tout le territoire. Aux USA, des défilés, des jeux, des festivals, du sport, des fusils, des cloches, des feux de joie et des illuminations embellissent le ciel de ce pays. Chez nous, nombreux sont ceux qui n'arrivent même pas à participer à des pique-niques ou à des barbecues. Honnêtement, le 5 juillet n'a rien d'une fête», regrette-t-il amèrement.
«Le pays est libre, mais nous, pas du tout»
Ghania, 22 ans, étudiante en interprétariat, déplore aussi l'absence de cette atmosphère festive lors de la célébration du 5 Juillet. Presque tout son visage est emmitouflé dans son foulard rose qui moule à ses joues. Une mèche noire surplombe son front et un regard malicieux éclaire sa mine angélique. La belle Ghania clame haut et fort son amour pour son pays. Mais cela ne l'empêche pas d'affirmer que la société l'étouffe et l'écrase. «Le pays est libre, mais nous pas du tout. La société nous oppresse. Elle nous interdit de mener la vie à laquelle on aspire. C'est le malaise de beaucoup de jeunes Algériens», analyse-t-elle. A entendre les phrases orchestrées par sa douce voix moelleuse, l'indépendance est encore à conquérir. «On doit changer beaucoup de choses dans notre pays. La corruption, les inégalités, les mentalités arriérées, les injustices et la Hogra. Nous les jeunes, on doit lutter contre tout ça si l'on veut vivre réellement libres et dignes dans notre pays», décrète-elle. Sa copine, Sara, les cheveux relevés sur le derrière de la tête à l'aide d'une pince à cheveux, les lèvres vermeilles et les yeux clairs qui pétillent, se sent, elle-aussi, très concernée par ce débat portant sur le 5 juillet et les jeunes. «Quelques fois, les jeunes disent du n'importe quoi. Des phrases du genre : si la France était restée, on ne serait pas des sous-développés. Mais, ce sont des ignorants pas des antipatriotes. Ils ne connaissent rien de l'histoire de l'Algérie. Nous les jeunes, l'école ne nous a jamais appris suffisamment les horreurs du colonialisme. Elle ne nous a pas appris aussi combien fut grand l'héroïsme de nos martyrs», assure-t-elle sur un ton marqué par la révolte. Nassim, 24 ans, casquette rivée sur la tête, baskets aux pieds et vêtu d'une chemise italienne à trois boutons, étudiant en lettres et littérature française, abonde dans ce sens «On ne connait pas assez l'Histoire. Et c'est dommage. Je dirais même que c'est dangereux car, dans quelques années, les jeunes risquent de ne plus rien connaître de leur pays. Et peut-on aimer une patrie dont on ne connaît rien de son passé et de son identité ?» déclare-t-il. Pour Hakim, jeune diplômé en sciences politiques, c'est l'Etat qui est le premier responsable de cette méconnaissance criante de l'histoire nationale par nos jeunes. «Sur notre chaîne de télévision, vous n'avez que des telenovelas et jamais de feuilletons historiques retraçant l'histoire de la guerre de l'indépendance. Des sketchs et rarement des documentaires historiques et des émissions sur la mémoire. Comment voulez-vous alors que des jeunes comme moi s'approprient leur histoire ?», lance-t-il d'une mine
renfrognée. «L'Etat est démissionnaire dans ce domaine. Il n'assume pas son rôle de garant dans la transmission de l'histoire et le respect du devoir de mémoire. Dans le futur, les Algériens oublieront qu'ils ont été libérés du joug colonial un certain 5 juillet. Au rythme où vont les choses, ils oublieront même que leurs aînés ont livré une lutte héroïque contre la plus grande puissance colonialiste. C'est vraiment triste», se lamente Yacine, 26 ans, un jeune enseignant tout juste nommé enseignant dans une école primaire dans les environs d'Alger. Lui, comme beaucoup d'autres jeunes que nous avons rencontrés, porte l'Algérie dans son cœur. Les tentations de la harga ou de la hedda n'ont pu le convaincre de quitter son pays. Mais ce silence entretenu autour du 5 juillet et de l'histoire de la patrie lui fait mal. Cette journée que Jules Roy décrit ainsi dans son livre Mémoires barbares : «Ce fut une fête énorme, tonitruante, formidable, déchirante, d'un autre monde. Des hauts de la ville jusqu'à la mer, les youyous vrillaient le ciel. C'était la nouvelle lune.» Oui, une nouvelle lune que l'obscurité des nuits sombres de ces dernières années cherche à voiler. Gageons que cela ne se produira jamais.


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