Le Président inaugure bien mal son Nobel. Si les arguments des néo-conservateurs contre cette distinction sont irrecevables du point de vue de leur propre logique (qu'ont fait les autres Nobel pour la paix quand ils s'appelaient Peres, Begin ou Al Gore ?), les réserves formulées par des chroniqueurs algériens ou arabes brillent d'une nouvelle pertinence. Le rejet américain du rapport Goldstone devient la preuve inattendue et gênante que la guerre n'est pas la guerre quand elle est livrée par l'OTAN ou Israël. Les arguments de l'administration américaine prêtent à rire. Ce rapport serait déséquilibré. A regarder les chiffres des victimes, l'équilibre serait parfait : 1 400 Palestiniens morts, dont des centaines d'enfants et de femmes contre 13 Israéliens, la plupart soldats morts en exécutant l'agression. Plus de cent Palestiniens morts n'égalent qu'un Israélien. Cette arithmétique n'est pas nouvelle. Ce rapport est celui de toutes les agressions et de toutes les guerres coloniales. Recevant Francis Jeanson quelques mois après le massacre de 1945, le maire de Sétif lui désignait un petit tumulus, reste des cadavres d'Algériens, en énonçant fièrement «son arithmétique» : mille morts algériens pour un pied-noir. Et ce n'était même pas vrai ; il y a eu infiniment plus de morts algériens que dans ce rapport. Morts sous les bombardements de l'aviation, de l'artillerie et de la marine de guerre. Tiens, comme à Ghaza. Comme au Vietnam aussi avec le lourd bilan de trois millions de Vietnamiens morts, civils, dont femmes et enfants, pour cinquante mille soldats américains. Un Américain pour soixante Vietnamiens. Nous n'avons pas la même notion de l'équilibre, c'est culturel ; et nous avons le tort de croire que nos morts valent les leurs. Les forces en présence aussi étaient déséquilibrées. Quelques pétards volants et des kalachnikovs contre l'aviation la plus développée de la région, pays européens compris, des navires de guerre, des chars, des tanks qui tiraient à distance respectable. Il faut posséder un grand sens de l'équilibre pour parler de la guerre de Ghaza. Nous avons eu beau écarquiller les yeux, nous n'avons pas vu cette armée ghazaouie déployer les moyens modernes de la guerre. Nous n'avons qu'une agression et le bombardement des écoles, des moquées, des magasins de l'ONU. Le mot «guerre» pour parler de cette agression est un non-sens et un alignement sur Israël, une manipulation des mots et des consciences. Et ils ont bien eu raison, ceux qui l'ont appelée guerre des lâches. Le rejet du rapport Goldstone relève d'abord de cette imposture d'appeler «guerre» une agression barbare par les moyens utilisés, par la méthode de la terreur –Guernica avait-elle une défense contre avions ?- et par les buts, dont la punition à l'encontre d'un peuple pour avoir mal voté. Elle est belle la démocratie qui punit «leur libre choix» qu'on propose aux Palestiniens ! Obama n'aura pas été différent des autres «prix Nobel» de la paix. La circonstance aggravante vient des Israéliens eux-mêmes. L'adoption de ce rapport mettrait en péril le processus de paix. En langage simple, cela s'appelle un chantage à la guerre. «Si vous adoptez le rapport Goldstone, vous n'aurez pas la paix !» La deuxième imposture américaine est celle de soutenir un Etat qui fait au reste du monde un chantage à la guerre. Cela va bien à un prix Nobel de la paix ! Et le chantage passe comme une lettre à la poste, comme si effectivement il existait un processus de paix. Le juge Goldstone aura la réponse la plus juste : «De quel processus de paix parle Israël ? Il n'y a pas de processus de paix.» Mais la veille même de l'annonce américaine, suivie d'ailleurs d'une réponse russe identique, Ehoud Barak, ministre actuel de la Guerre et ministre de la Guerre pendant l'agression, annonce qu'El Qods doit être une ville réservée aux juifs. Personne n'a entendu cette promesse de nettoyage ethnique considérée pourtant comme crime de guerre. C'est la totale pour Israël. C'est la totale aussi pour Obama. Les illusions de son discours aux musulmans auront tenu quelques mois. Peu importe les raisons. Qu'il soit ligoté par le puissant courant néo-conservateur ne le tire pas d'affaire car il se sera plié aux demandes israéliennes après son humiliation personnelle sur la question du gel des colonies. Mais les nations occidentales qui ont rejeté ce rapport ou se sont abstenues de le voter ont aussi tout fait pour rester aveugles au crime qui continue de se dérouler sous leurs yeux : le maintien d'un million et demi de personnes dans l'immense camp d'internement de Ghaza. Car ce n'est qu'un immense camp d'internement dont le principe ne diffère en rien du ghetto de Varsovie. Ce crime est-il réel, se déroule-t-il sous nos yeux, est-il dénoncé par les organisation de l'ONU. Ce peuple ghazaoui est réduit à la merci d'Israël pour sa nourriture et ses soins –comme sont à la merci du pénitencier les prisonniers-, oui ou non ? Les Etats-Unis ont-ils demandé au moins l'allégement de ce blocus illégal ? Oui ! Et Obama n'a même pas négocié en douce une attitude «plus constructive» de la part d'Israël à l'endroit de ses velléités politiques. Le changement d'image des Etats-Unis a déjà vécu. Et la présentation d'un éventuel plan de paix lors de la grande occasion de la remise solennelle du prix est déjà obérée. S'il a été incapable de mettre Israël face à ses crimes avec le rapport Goldstone, que pourra-t-il faire à l'avenir alors qu'Israël entend changer les lois et les conventions internationales relatives à la guerre ? Cela arrangerait bien les affaires de l'OTAN et donnerait une «légalité» internationale à la nouvelle barbarie. Evidemment, ses alliés arabes paieront avec lui. Ils auront touché encore à des limites insoupçonnées du déshonneur et ils pressentent qu'ils le paieront très cher, eux ou leurs héritiers. Mais ils ne peuvent rien faire non plus sauf y aller de leurs jérémiades. La corde qui les soutient est celle qui les pend. Nous pressentons tous qu'un virage de l'histoire se prépare. Il a pris jusqu'à présent l'image de l'Iran et du chiisme seuls à soutenir encore la résistance du peuple palestinien. Les seuls aussi à s'investir dans la défense de la mosquée d'El Aqsa pour laquelle ils ont organisé de grandes manifestations. L'islam dans les pays du Moyen-Orient n'arrive même plus à culpabiliser les régimes en place sur un lieu aussi sacré et aussi symbolique. Pis, ces régimes arabes n'arrivent même pas à infléchir l'attitude du régime égyptien qui maintient le camp d'internement de Ghaza hermétiquement clos sauf quelques épisodes destinés à la galerie et à quelques malades. Ce virage va peut-être prendre forme avec la Turquie. C'est dans ce climat de soumission générale des régimes arabes à Israël, d'humiliation du président des Etats-Unis que le président turc, le Premier ministre et le ministre des Affaires étrangères désignent aux yeux de tous les pseudo-aveugles le crime actuel : l'enfermement des Ghazaouis dans le plus grand camp d'internement de l'histoire de l'humanité. Et ils font preuve de conséquence : Israël est exclu des manœuvres militaires multilatérales prévues en Anatolie. Evidemment, les autres pays européens de l'OTAN et les Etats-Unis refusent d'y participer en solidarité avec Israël. Les Etats-Unis organisent même des manœuvres avec Israël pour tester leurs missiles antimissiles et ceux qu'Israël a développés avec l'aide et la technologie… américaines. Pour la première fois, des dirigeants d'un pays quelconque, en dehors du Liban, répliquent à Israël qu'il n'a pas à dicter leurs choix politiques. Car c'est devenu un droit d'Israël de se mêler des affaires de tout le monde au prétexte de la lutte contre l'antisémitisme. Les dirigeants turcs ont fermement signalé qu'ils agissaient dans le sens des choix de leur peuple. Et ont rajouté une nouvelle condition à un rétablissement de leurs relations avec Israël : le respect du caractère multiconfessionnel d'El Qods et l'arrêt des menaces sur El Aqsa. Les experts israéliens qui savent de quoi ils parlent pensent que la décision turque n'émane pas du seul gouvernement. Elle aurait eu l'aval de l'armée. Nous en sommes au début d'une conjoncture et nul ne sait si elle va se développer et dans quelle direction en dehors des dirigeants civils et militaires turcs. Mais des observateurs ont noté que cette décision n'est pas tombée d'un ciel serein. La Turquie a très mal pris qu'Ehoud Olmert préparât l'agression quand il donnait le change en parlant de paix avec le médiateur turc. Son peuple s'est dressé contre l'agression et, à cette occasion, Erdogan a parlé en faisant référence à la profondeur historique ottomane de son pays qui a accueilli et protégé les juifs. Le rapprochement avec la Syrie et son intérêt pour le Liban montre en tout cas une sorte de passage de la prétention européenne de la Turquie à sa vocation historique moyen-orientale. C'est comme si, face aux obstacles pour son adhésion à l'Europe, elle méditait une réorientation. Elle a établi de bons rapports avec l'Iran qui lui fournit désormais son gaz, elle se rapproche de la Syrie qui constitue une bonne perspective d'élargissement de son marché et de ses échanges économiques. Tout le monde sait qu'Israël est devenu depuis longtemps un obstacle au développement économique de la région, à l'ouverture d'un grand marché arabe et aux opportunités d'investissement. Face à la reddition arabe, l'attitude turque, si elle se confirme dans la durée, constituerait un bouleversement culturel et politique. C'est que tous ces pays du Moyen-Orient se sont constitués sous la férule franco-britannique contre l'Empire ottoman et en développant une identité arabe face à la Sublime Porte qu'ils tenaient responsables de leurs problèmes. Le premier changement serait un retour en grâce de la dimension ottomane de la région. Le deuxième est qu'un islam sunnite très traditionnel et très confrérique se dresse face à Israël. Il ne concurrence pas seulement le chiisme mais aussi la wahhabisme qui a contribué au démembrement de l'Empire ottoman. Il souligne par le creux combien un régime ami des Etats-Unis peut prendre des positions indépendantes conformes aux choix de son peuple grâce à la démocratie. La conquête démocratique dans le monde arabe par les dynamiques internes est un facteur et une condition de la résistance, comme le montre l'exemple libanais. Nous assisterions à un retour de l'histoire ancienne, des strates culturelles débarrassées du passéisme, peut-être même à une turcophilie chez ces peuples du Moyen-Orient désespérés de leurs gouvernants. L'effet sur les pratiques religieuses serait évidemment considérable. Et une revanche de l'ancienne orthodoxie sunnite sur le wahhabisme n'est pas écarter alors qu'il commence à agacer en Arabie saoudite elle-même. Nous n'en sommes pas là et la poussée de puissants motifs économiques et de leadership régional n'apparaît pas encore clairement. Mais l'histoire creuse peut-être dans cette direction. M. B.