De notre correspondant à Bouira Nacer Haniche Pour de nombreuses familles qui sont encore attachées aux traditions ancestrales, le matelassier traditionnel est pour la future mariée ce qu'est le forgeron pour l'agriculteur. Ce dur métier, qui consiste en la confection de matelas, est très recherché de nos jours et la fabrication d'un matelas traditionnel coûte près d'un million de centimes, mais rares sont les jeunes qui s'intéressent à cette activité. Certains préfèrent rester au chômage, en attendant d'autres débouchés, au lieu de tenter leur chance dans ces métiers traditionnels qui, sous d'autres cieux, constituent une véritable richesse pour le patrimoine culturel et l'artisanat. Du côté des pouvoirs publics et autres dispositifs d'aide pour la création de microentreprises, le créneau du matelassage traditionnel n'est pas encore exploité : malgré tout, ce métier subsiste dans la société en se transmettant de père en fils, tel un bien précieux. Dans un hangar situé rue du colonel Amirouche de l'ancienne ville de Bouira, Rachid Messad, âgé de 39 ans, exerce le métier de matelassier «terrah» qu'il a hérité de son père. Un métier traditionnel difficile, qui demande de la patience et un savoir-faire, lequel continue à être accompli avec des moyens rudimentaires. Rachid dit être le seul au niveau du chef-lieu de wilaya à se donner à cette passion, une pratique confirmée au fil des années, passant de l'expérience au professionnalisme, voilà une petite idée du chemin réalisé. Des meubles dont aucun ne ressemble à l'autre, chacun patiné selon son propre usage ; cela nécessite une touche personnalisée de chaque pièce, une affinité et une compréhension pour concevoir mentalement l'objet, la finalité globale de l'ensemble par rapport à l'état actuel du matériau. «Ce n'est pas toujours une mince affaire, mais un jeu créateur que j'adore, et dans lequel je me livre corps et âme pour subvenir aux besoins de ma famille.» Dans son hangar, Rachid a choisi de reprendre le flambeau laissé par son père en installant son métier à carder traditionnel, une sorte d'étrange planche munie de gros clous et mue par la main de l'homme pour nettoyer la laine de ses impuretés avec plusieurs ustensiles servant à la confection des matelas. Mais, avant cette étape, notre interlocuteur précise que son travail dépend de la commande qui lui est faite, surtout durant la période estivale, connue pour les fêtes de mariage. Les traditions obligent que «la mariée soit équipée d'un matelas traditionnel, qu'elle emporte avec elle le jour du mariage, et il se trouve que ceux faits en laine résistent plus que ceux fabriqués en éponge». Et d'ajouter : «Un matelas en laine, on le garde toute la vie, il suffit de le retaper tous les quinze ans.» Cependant, il avoue que la clientèle ne se bouscule pas au portillon, vu le manque de moyens financiers dont disposent les citoyens. Il affirme aussi que c'est dans la réparation des matelas qu'il a beaucoup de clients, certains le contactent par téléphone, d'autres se déplacent jusqu'à son magasin. C'est un métier en voie de disparition dans la wilaya, et «à ma connaissance, il y en a quelques-uns qui sont établis dans les localités d'Aïn Bessem, de M'chedallah et de Sour El Ghozlane». Il n'y a pas de relève car, comme dans la plupart des métiers anciens et artisanaux, l'apport des pouvoirs publics est insignifiant, voire inexistant, ce qui fait que la majorité des jeunes ignorent l'existence d'un tel créneau, pourtant fort rentable et en mesure de les sauver du chômage. La confection d'un matelas nécessite une journée entière. Après l'achat de la laine, chez les éleveurs d'ovins, il faut la laver, «une opération que je confie aux femmes de mon voisinage contre 70 DA le kg», puis, je la sèche avant de la faire passer à la cardeuse afin de la nettoyer et de la rendre plus souple et plus soyeuse. Ce travail dure, selon Rachid, une heure et demie à deux heures, et on passe à l'étape importante qui est le remplissage de la toile : le matelas est mis en forme et la laine doit être harmonieusement répartie afin d'assurer le meilleur confort possible. Il faut entre 22 à 30 kg de laine pour un matelas de deux places. Après cette seconde phase, on passe au long et difficile travail, celui de la couture des bourrelets, lesquels maintiennent la laine sur les côtés et embellissent le matelas. Enfin, dernière opération, le capitonnage permet de maintenir la laine à l'intérieur du matelas, à l'aide de deux capitons de tissus reliés par un fil. Rachid indique : «J'en couds 24 paires pour un matelas de deux places.» Le prix d'un matelas varie entre 8 000 et 8 500 DA, alors que sa réparation revient à 700 DA, mais ce coût ne représente rien devant la difficulté et la précision qu'exige ce travail. D'après les informations recueillies auprès des femmes âgées, rien n'a changé dans la façon de procéder depuis des générations, seule l'esthétique a été améliorée. La toile rayée a été remplacée par la toile damassée (à fleurs), alors que les coloris se sont diversifiés, selon les goûts et les spécificités de chaque région. Rachid affirme que le métier est facile à apprendre et, qu'avec plus de moyens et une laine de bonne qualité, «on peut améliorer la qualité du travail, en augmentant le nombre de capitons ou en réalisant des bourrelets plus fins». Par ailleurs, la réfection de vieux matelas et la confection des sommiers tapissiers (ressorts, cordage et ouate) sont des activités qui peuvent facilement être développées pour les jeunes, lesquels n'ont pas eu la chance d'avoir une qualification dans un domaine ou n'ayant pas pu dénicher un emploi. Tout cela dépendant, bien sûr, de la contribution qu'apporteront les autorités locales, chargées de l'emploi, de l'artisanat et du tourisme, afin que ce métier cesse d'être un travail qui se transmet de «bouche à oreille» et soit réhabilité.