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En Afrique du Sud, les inégalités deviennent plus sociales que raciales
Extrait d'un entretien de Philippe Gervais-Lambony* accordé en 2004 à Libération
Publié dans La Tribune le 06 - 04 - 2010

LIBéRATION : Alors que tous les observateurs s'inquiétaient d'un risque de guerre civile en Afrique du Sud il y a dix ans, les électeurs sud-africains s'apprêtent à voter dans le calme dans quelques jours. La réussite de cette transition n'est-elle pas la preuve que deux hommes, Nelson Mandela et Frederik De Klerk, peuvent changer le cours de l'histoire ?
Philippe Gervais-Lambony : C'est sans doute vrai pour Mandela, qui a amené toute l'opposition sud-africaine à négocier et qui, une fois au pouvoir, a poursuivi cette politique dite de réconciliation. Mais, dès la fin des années 80, l'Afrique du Sud, soumise à un boycott international, était dans une telle situation de difficulté économique qu'il était logique que le pouvoir blanc aille vers des négociations. D'une certaine manière, la fin de l'apartheid était économiquement plus rentable. Que la classe politique et la population blanche aient voté majoritairement pour la fin de l'apartheid me semble finalement logique. Pour des raisons différentes, il était de l'intérêt de l'ANC, en tant que principale force politique du pays, de négocier son arrivée au pouvoir pacifiquement en 1994, sachant que c'était le principal parti et qu'il remporterait les premières élections démocratiques de 1994. Avec deux autres leaders, on serait sans doute arrivé à la fin de l'apartheid, mais de façon plus violente.
Est-ce à dire que, pour les Sud-Africains blancs, il fallait tout changer pour que rien ne change ?
Il faut distinguer plusieurs catégories au sein de la population blanche. Tout d'abord la fraction anglophone qui, économiquement, était la plus dynamique et qui contrôle toujours l'essentiel des capitaux cotés en Bourse à Johannesburg. Le pouvoir politique était détenu par la partie afrikaner, majoritaire au sein de la population blanche. Pour elle, les choses ont changé. Les «petits Blancs», qui étaient les principaux bénéficiaires de l'apartheid, ceux que le système subventionnait, employait, et à qui on offrait le plein-emploi, se retrouvent très démunis : ils ont perdu leur statut lié à leur appartenance raciale. Du côté des fermiers blancs, enfin, on ne peut pas dire non plus que rien n'a changé : leurs activités ne sont plus subventionnées par l'Etat. Il faut qu'ils modernisent leurs entreprises agricoles, et ils ressentent une menace confuse liée à une politique pour l'instant modeste de redistribution des terres...
La commission Vérité et Réconciliation, présidée par Mgr Desmond Tutu, a-t-elle permis une réconciliation en profondeur entre les Blancs et les Noirs ?
Elle a joué un rôle, en grande partie symbolique, de pacification par l'expression publique de ce qui s'était passé sous l'apartheid.
Beaucoup de ceux venus témoigner ou avouer leurs crimes ont été amnistiés et ne seront pas condamnés. En revanche, on lui a beaucoup reproché ses aspects pratiques, c'est-à-dire l'absence de dédommagements. Quoi qu'il en soit, le principal sujet de préoccupation aujourd'hui, ce n'est plus les relations raciales, mais plutôt l'avenir économique du pays : comment faire en sorte que les millions de gens qui vivent dans les quartiers les plus pauvres des villes ou dans les anciens bantoustans, à l'écart de toute chance de développement ou d'intégration économique, soient mieux servis aujourd'hui qu'hier ? Mais il n'y a pas de désir de revanche, me semble-t-il, du côté des Noirs.
On qualifie aussi souvent l'Afrique du Sud de «nation arc-en-ciel» : ce pays a-t-il une véritable identité ?
Cette expression, inventée par Desmond Tutu, a été rapidement critiquée, car les couleurs de l'arc-en-ciel sont juxtaposées et non mélangées. Cela correspond sans doute à la réalité de l'Afrique du Sud d'aujourd'hui : une juxtaposition de différents groupes raciaux et ethniques. Cela dit, il faut regarder un peu plus loin en arrière que 1994 : l'histoire de l'Afrique du Sud, c'est à la fois la séparation forcée par la ségrégation, puis par l'apartheid après 1948, mais c'est aussi une histoire de très grande proximité entre les différents groupes : dans la confrontation ou dans le travail. Prenons l'exemple des mines d'or dans la région de Johannesburg : les chefs blancs contrôlaient la main-d'œuvre noire. Mais, au fond de la mine, le Noir et le Blanc vivaient le même danger. Par ailleurs, l'exploitation minière a entraîné une urbanisation massive des populations noires, bien longtemps avant le reste de l'Afrique. Dans les années 30-40, dans les grandes villes sud-africaines, les Noirs en costume vont dans des bars écouter du jazz qui vient d'Amérique du Nord. Bref, les influences culturelles mutuelles sont très fortes, et depuis très longtemps, en Afrique du Sud. Certains auteurs sud-africains disent qu'il est temps aujourd'hui de s'intéresser à l'identité créole. Il existe bien une identité sud-africaine, qui ne s'est pas fabriquée entre 1994 et 2004.On a assisté à une «déségrégation» en Afrique du Sud, avec la disparition des bantoustans et l'abrogation des lois raciales. Mais, dans le même temps, les inégalités sociales se creusent. Qu'est-ce qui cimente la société sud-africaine aujourd'hui ?
La lutte contre l'apartheid avait permis l'émergence d'une vaste coalition d'opposants. Ce mouvement dépassait les clivages sociaux et raciaux : des Blancs, des gens dits «indiens», des gens dits «colorés» (métis, ndlr), des Noirs étaient partie intégrante de ce front, dont l'existence explique largement la réussite d'une transition pacifique. Depuis 1999, date de l'arrivée au pouvoir du président Thabo Mbeki, le principal objectif de la politique n'est plus la redistribution aux plus pauvres mais l'enrichissement du pays et la compétition internationale. Avec, à arrière-plan, l'idée que, dans un deuxième temps, l'ensemble de la population va en bénéficier. Pour autant, il ne faut pas sous-estimer ce qui a été fait depuis 1994 : peu de pays dans le monde ont fait autant pour les plus pauvres en dix ans. Les autorités sud-africaines ont construit des milliers de logements, ont fourni de l'eau à des millions de personnes. Mais le président sud-africain lui-même reconnaît que l'Afrique du Sud est toujours divisée entre deux nations : non plus les Noirs et les Blancs, mais ceux qui sont dans le système et ceux qui en sont exclus. Les inégalités sont en train de devenir plus sociales que raciales. D'autant que l'Afrique du Sud, loin de créer des emplois, en perd depuis 1994.
Le régime post-apartheid tente d'intégrer les Noirs dans la sphère économique via une politique d'affirmative action et le black empowerment. Quel bilan peut-on en tirer ?
Il faut effectivement distinguer le black empowerment et l'affirmative action. L'affirmative action consiste en une politique de préférence à l'emploi des non-Blancs, qui a contribué fortement à l'émergence d'une classe moyenne noire, mais au sein d'entreprises contrôlées par des capitaux blancs. Le patronat blanc, comme dans la grande entreprise anglo-américaine, ne fait pas de résistance. Au contraire, il a été le premier à recruter des non-Blancs pour entretenir de bonnes relations avec les autorités. Cette politique permet aux jeunes Noirs sud-africains diplômés de trouver très facilement de bons emplois, bien rémunérés, dans le secteur privé où on lui proposera une voiture, un téléphone cellulaire. Le black empowerment consiste, lui, à favoriser la création de sociétés noires avec des capitaux blancs. Ce processus prend beaucoup plus de temps : ces nouveaux hommes d'affaires noirs ne contrôlent qu'une part très minoritaire de l'économie. Mais ils ont créé récemment une association nationale d'entrepreneurs très influente sur le gouvernement. D'autant plus qu'elle comporte d'anciennes figures de la lutte anti-apartheid, notamment Cyril Ramaphosa, l'ancien président de l'Assemblée constituante. Le problème, c'est que ces hommes d'affaires investissent dans la finance et créent peu d'emplois.
Existe-t-il une réelle mixité raciale ?
Le système d'apartheid, qui interdisait la résidence dans le même quartier de gens de races différentes, avait mis en place des espaces réservés aux uns et aux autres. Depuis qu'il a été abrogé, on n'assiste pas à des mouvements de Blancs vers d'anciens quartiers noirs. En revanche, les populations noire, indienne ou «colorée» s'installent dans les anciens quartiers blancs. Mais ce n'est pas parce qu'on cohabite dans le même quartier qu'on entretient des relations. Dans les écoles, la déségrégation est nette dans ces anciens quartiers blancs : les gens qui ont déménagé envoient leurs enfants dans les écoles du quartier. En outre, nombre d'habitants des townships sont prêts à des sacrifices considérables pour que leurs enfants accèdent à ce qu'ils considèrent comme la meilleure éducation possible. En définitive, c'est dans les centres commerciaux que les populations se mélangent le plus. Mais dans les restaurants, les tables sont le plus souvent homogènes. Les mariages mixtes demeurent marginaux. Enfin, dans les petites villes et en milieu rural, les choses évoluent très lentement, voire pas du tout.
L'Afrique du Sud est une société très violente. Le nombre de viols, notamment, est effarant. Comment expliquer de tels phénomènes ?
Historiquement, la première violence en Afrique du Sud, c'est la violence raciale des Blancs contre les Noirs : le vol des terres, le déplacement des millions de personnes déportées vers des zones rurales ou des quartiers à l'écart, l'humiliation quotidienne des gens dont la peau n'est pas blanche. Cette violence, vieille de plusieurs siècles, a forcément affecté la société en profondeur. Le viol est également un phénomène très ancien : dès les années 50, des textes montrent que la principale crainte des femmes noires sud-africaines, c'est d'être violées. On a expliqué ce phénomène par l'apartheid qui a cassé les familles, faisant venir les hommes en ville pendant que les femmes demeuraient en milieu rural, dans une position d'infériorité. Au total, près d'un tiers des femmes noires auraient été victimes de violences sexuelles. Quant à la violence criminelle, à partir des années 80, elle déborde de l'espace noir et commence d'affecter les Blancs. Par ailleurs, elle augmente quantitativement à cette époque car des réseaux criminels internationaux pénètrent un espace devenu plus fragile. Or, quand un quartier a été déserté pendant quinze ans par la police, il est très difficile de revenir en arrière.
In Libération du 10 avril 2004
*Spécialiste de l'Afrique du Sud, le géographe Philippe Gervais-Lambony, 41 ans, enseigne à l'université Paris-X de Nanterre et à l'Institut universitaire de France à Paris. Il a publié quelques ouvrages qui suivent de près les évolutions de cette nation pas comme les autres sur le continent africain : l'Afrique du Sud et les Etats voisins (A. Colin, 1998) et Territoires citadins. Quatre villes africaines (Belin, 2003). Il dirige le laboratoire Géotropiques à l'université Paris-X.


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