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La crise grecque réveille la géoéconomie de l'Europe
L'Allemagne et la France en plein duel
Publié dans La Tribune le 18 - 05 - 2010

La crise grecque, c'est d'abord des chiffres erronés qui ont donné une fausse image de la situation. En octobre 2009, Georges Papandréou découvre que le déficit n'est pas de 6% mais de 12,9% et une dette publique à 115% du PIB, alors que la limite fixée par Bruxelles est de 3%. Il découvre aussi une fraude fiscale généralisée, puisque le parallèle dépasse 20% du PIB et que les dépenses publiques sont pléthoriques. Athènes propose un plan d'austérité drastique : réduction des dépenses de l'Etat et des dépenses de santé, gel des salaires et des primes des fonctionnaires, recul de l'âge de la retraite. Le but ? Ramener le déficit public à 8,7% du PIB fin 2010. En 2010, elle n'empruntera pas moins de 53 milliards d'euros.La crise grecque est d'abord économique mais ses conséquences dépassent de très loin ce seul aspect. Son évolution, les tractations qu'elle a engendrées, les rapports de force au sein de l'Union européenne qu'elle a amplifiés et les insuffisances qu'elle a dévoilées la place au cœur de la géo-économie européenne et mondiale, une branche des relations internationales, au croisement des sciences économiques et de la géopolitique.
La géoéconomie dans l'UE
Comme l'explique Lorot Pascal, la fin de la guerre froide a exacerbé le fait que la puissance s'exerce de manière plus douce, se rapprochant ainsi du soft power de Joseph S. Nye. De fait, la santé économique d'une nation sert aussi à jauger sa puissance. Au niveau mondial, l'ouverture des frontières et la libéralisation des échanges ont favorisé l'émergence de stratégies planétaires, tant celles des entreprises que celles des Etats, à la conquête de marchés extérieurs. Au service des ambitions nationales, les diplomates doivent aujourd'hui avoir une casquette diplomatique et économique. Ce glissement, explique Lorot Pascal, est la signature de la géoéconomie.Le concept de géoéconomie a été développé aux États-Unis par Edward Luttwak et en France par Pascal Lorot qui crée en 1997 la revue trimestrielle Géoéconomie. Selon Pascal Lorot, dans les pays du Nord, la conflictualité est devenue essentiellement économique et non plus militaire ou territoriale. Face au risque de perdre leur souveraineté, les Etats cherchent de nouvelles causes en s'appropriant les objectifs stratégiques des grandes entreprises. Ils mettent ainsi en place des dispositifs qui assurent la promotion des intérêts de l'industrie nationale. La géoéconomie analyse donc les stratégies d'ordre économique –notamment commerciales– décidées par les États dans le cadre de politiques visant à protéger leur économie nationale ou certains pans bien identifiés de celle-ci, à aider leurs «entreprises nationales» à acquérir la maîtrise de technologies et/ou à conquérir
certains segments du marché mondial relatifs à la production ou à la commercialisation d'un produit ou d'une gamme de produits sensibles, en ce que leur possession ou leur contrôle confère à son détenteur –État ou entreprise «nationale»– un élément de puissance et de rayonnement international et concourt au renforcement de son potentiel économique et social. Rien n'est plus vrai pour l'Europe. L'Union européenne se définit comme une puissance normative, fondée essentiellement sur la puissance douce. Le constituant économique de cette puissance n'est pas seulement important, il est capital. Le modèle européen est avant tout un modèle d'intégration par l'économique. La paix européenne est avant tout le fruit de la coopération économique. Quant à l'euro, ce n'est pas seulement la monnaie qui a déclassé le dollar, c'est le symbole des ambitions politiques de l'Europe. Olli Rehn, commissaire aux Affaires économiques et monétaire, ne le cache pas. «Si la Grèce fait faillite, c'est la crédibilité de toute l'Union européenne qui sera définitivement endommagée, explique-t-il. L'euro n'est pas qu'un simple arrangement monétaire. L'euro s'inscrit d'abord au cœur du projet politique européen.» C'est donc à l'Europe de sauver la Grèce.Comment la crise de la Grèce influe-t-elle sur les rapports de puissance au sein de l'UE ?Pour la première puissance économique d'Europe, un pays doit pouvoir être exclu de la zone euro «en dernier recours», en cas d'infractions répétées aux règles de Maastricht. En fait, l'Allemagne ne veut pas payer pour les autres, et encore moins pour le sud de l'Europe. Pour rappel, le traité de Maastricht interdit à la Banque centrale européenne (BCE) d'intervenir et ne peut forcer un pays à en sauver d'autres.
Allemagne : la rigueur offensive
En revanche, des Etats membres peuvent décider librement d'intervenir financièrement dans des situations exceptionnelles et en échange de garanties. Selon le traité, «lorsqu'un Etat membre connaît des difficultés ou une menace sérieuse en raison d'événements exceptionnels échappant à son contrôle, le Conseil […] peut [lui] accorder, sous certaines conditions, une assistance financière communautaire. Quant à l'article 50 du traité de Lisbonne, il stipule qu'un Etat peut être amené, en cas de dérapage grave, à quitter l'Union européenne. Il s'appliquerait en cas d'atteinte aux principes démocratiques européens.» Mais Angela Merkel souhaite l'élargir au dérapage économique. Ainsi un État membre qui ne respecterait pas la discipline budgétaire pourrait-il être poussé hors de la zone euro. A noter enfin que la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, selon sa jurisprudence et son interprétation rigoureuse des textes communautaires, invaliderait une intervention allemande. «Et si ces mesures ont été inscrites dans les textes dès l'origine à l'initiative de l'Allemagne, c'était, bien sûr, en prévision d'une telle crise et pour se prémunir», relève Michaela Wiegel, précisant que le précédent grec deviendrait fâcheux parce qu'il serait suivi d'autres, ce que l'Allemagne refusera plus fermement encore.D'un autre côté, ce pays a déjà consenti de très lourds efforts économiques depuis la réunification. En plus de l'opinion publique, la chancelière compose avec son partenaire libéral opposé au renflouement, ce qui est également la position du ministre des Finances, Wolfgang Schaüble. Or, les échéances électorales ne facilitent pas les décisions impopulaires et susceptibles de diviser son camp. Des élections régionales se tiendront le 9 mai en Rhénanie du Nord-Westphalie, qui pourraient faire passer à gauche le Bundesrat, la chambre haute. Troisième argument, Angela Merkel sait que ses adversaires introduiront une plainte devant la Cour constitutionnelle, partant du fait que, quand elle abandonné le Deutsche Mark, elle avait promis une application très stricte du traité de Maastricht, notamment de la clause interdisant le sauvetage des pays endettés de la zone euro. Pour Michaela Wiegel, les Européens, France en tête, sont surpris par la nouvelle attitude de l‘Allemagne. «Jusqu'à présent, Berlin faisait passer les intérêts européens avant les siens, seule capitale en Europe à agir ainsi. Or, maintenant, le gouvernement allemand met en avant ses intérêts nationaux.»
Les intérêts de la France en Europe méridionale
La France prévoit de prêter rapidement 3,9 milliards d'euros à la Grèce sur une enveloppe de 6,3 milliards en 2010. Soit 21% des 30 milliards promis par l'Union européenne. La France est impliquée dans la crise grecque pour plusieurs raisons. Premièrement, elle est le premier créancier, avec une part globale de 16,5%, des 288 milliards de dollars, loin devant l'Allemagne (9,5%). Au total, les investisseurs français en détiennent 54,6 milliards, dont 20,2 milliards pour les banques et 25,1 milliards dans les mains des compagnies d'assurances et autres fonds privés. Les banques allemandes sont relativement plus engagées (23,5 milliards de dollars), mais pas les autres fonds germaniques. Les investisseurs institutionnels français ont été attirés par la rémunération avantageuse du papier grec. Par ailleurs, si la Grèce représente à peine 3% du PIB de la zone euro, un défaut de paiement provoquerait une énorme secousse dans le système financier sud-européen : en Espagne et au Portugal.Deuxièmement, si la Grèce, l'Espagne et le Portugal sont les trois principales cibles de la défiance spéculative exacerbée par l'ampleur de leurs déficits publics et le gonflement de leurs dettes, la France serait le prochain maillon. Pour rappel, le déficit public en France est du même ordre que celui du Portugal (entre 8 et 9% du PIB). Idem pour le chômage (9%) et la dette est plus importante. En Espagne, la dette augmente mais reste sensiblement en dessous du niveau atteint par la dette française. D'une façon générale, déficits et dette sont plus élevés en France qu'en moyenne dans la zone euro (6,4 et 78,2).Mais l'enjeu est tellement grand que c'est l'ensemble de l'Europe méridionale qui se mobilise. L'Espagne et le Portugal, actuellement attaqués par les marchés et en difficulté économique, vont prêter à la Grèce respectivement 9,79 milliards et 2,06 milliards d'euros. A l'instar des autres Etats de l'euro, ils prêteront à un taux d'environ 5%, bien supérieur à celui auquel ils empruntent eux-mêmes sur les marchés. Ils devraient donc, au final, gagner de l'argent grâce à cette opération, en partant du principe que la Grèce remboursera bien les prêts.
Le FMI, un camouflet pour la France
La Grèce recevra en tout 110 milliards d'euros, un programme d'aide sans précédent. Cette somme se répartit comme suit : 80 milliards de l'UE et 30 du FMI sur trois ans. Une première tranche de 20 milliards d'euros (5,5 milliards d'euros au Fonds monétaire international et 14,5 milliards à l'Union européenne), a déjà été versée. Cette aide doit permettre à Athènes d'honorer demain une échéance de quelque 9 milliards d'euros de prêts obligataires que le gouvernement avait reconnu fin avril ne pas pouvoir rembourser, du fait de l'envolée des taux du marché. En échange de ce sauvetage de dernière minute, le gouvernement socialiste de Georges Papandréou s'est engagé à mettre en œuvre un plan d'austérité de 30 milliards d'euros destiné à ramener le déficit public, qui frôlait 14% du PIB en 2009, sous le seuil européen de 3% en 2014. Appelé à participer au mécanisme d'aide à la Grèce, le FMI prouve qu'il est désormais devenu incontournable. Marie de Vergès rappelle que l'organisation dirigée depuis 2007 par Dominique Strauss-Kahn (potentiel rival de Nicolas Sarkozy en 2012) était déjà intervenue de concert avec l'Union européenne (UE) en Roumanie, Hongrie et Lettonie, trois membres des Vingt-Sept. Mais jamais son assistance n'avait encore été sollicitée pour un Etat de la zone euro.Or, l'intervention du FMI est mal acceptée d'abord en Grèce, pour une raison simple. De très nombreuses études, dont celle de Weisbrot, codirecteur du laboratoire d'idées Center for Economic and Policy Research, basé à Washington, publiée en octobre 2009, conclut après avoir étudié 41 pays débiteurs du FMI ceci : les politiques d'austérité imposées par le FMI, notamment la réduction des dépenses et le resserrement de la politique monétaire, risquent de faire plus de mal que de bien aux économies de ces pays. Deuxièmement, l'intervention du FMI est un camouflet pour la France qui, en février dernier, affirmait encore que l'UE pouvait régler seule le problème et qu'elle n'avait pas besoin de l'intervention du Fonds. La ministre française des Finances avait affirmé que la zone euro n'avait pas besoin de faire appel au Fonds monétaire international pour régler les problèmes budgétaires que connaît la Grèce. Jean-Claude Junker, le président de l'Eurogroupe, avait lui aussi formellement démenti l'idée d'avoir besoin de l'argent du Fonds. En mars, c'est le chef de l'Etat français qui affirmait que la Grèce ne devait pas faire appel au Fonds monétaire international et que les pays de la zone euro lui viendraient en aide. Troisièmement, l'intervention du FMI est aussi une victoire de l'Allemagne qui, non seulement refusait de payer pour les dérives budgétaires de la Grèce, prônait un mécanisme d'exclusion de la zone euro, mais voulait recourir aux ressources du FMI. Berlin a d'ailleurs reçu le soutien des Pays-Bas, de la Finlande, de la Suède, du Royaume-Uni, de l'Italie et même du président de la Commission, José Manuel Barroso. Rappelons pour enfoncer le clou qu'en mars André Sapir mettait en garde : «Si aujourd'hui la Grèce va au FMI, l'Europe va perdre la face car elle répète depuis des semaines qu'elle va trouver une solution communautaire. Il aurait été plus crédible d'envisager l'option FMI dès le départ : quand la maison brûle, on fait d'abord appel aux pompiers. Après seulement, quand le feu est éteint, on construit chez soi une caserne de pompiers.» Comble de l'ironie, la Grèce tente de convaincre la Chine de lui acheter jusqu'à 25 milliards d'euros d'obligations d'Etat, une initiative qui souligne le poids financier grandissant de Pékin, alors qu'Athènes se débat pour financer sa dette exponentielle. Même si, pour l'instant, Pékin a refusé de débloquer plus de 5 ou
10 milliards d'euros, il s'agit d'une opportunité importante pour elle de pouvoir peser sur l'économie européenne de l'intérieur et de montrer que l'Union européenne ne peut se passer ni du FMI ni du géant chinois.
L. A. H.


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