L'enchantement : Une opération militaire française à nos frontières sud ne relève pas seulement du symbolique. L'Etat néocolonial français en quête d'une plus grande maîtrise de la situation au Niger, d'une plus grande influence sur les rouages de l'Etat nigérien et d'une meilleure capacité de contrer l'influence chinoise vient de recevoir un cadeau en or. Le meurtre de l'humanitaire français, de surcroît âgé, malade et en tâche de construire une école au Niger, a tout pour révulser les honnêtes gens. Exactement le genre de crime qui provoque l'envahissement émotionnel, la colère et l'envie de punir les criminels. Ce n'est pas tout à fait la même chose que d'enlever des touristes sur lesquels plane toujours le reproche d'imprudence inutile. Ni d'enlever des hommes d'affaires, somme toute en recherche de profits. Tuer un constructeur d'école ! On ne pense plus à Areva, à l'uranium du Niger, aux toutes récentes promesses pétrolières de la Mauritanie, etc. Il se trouvera même des appels à éradiquer sans pitié ce «cancer» islamiste et «ses métastases». On glisse tout doux de la réalité terroriste déjà bien complexe à de l'islamisme encore bien plus compliqué. On aura bien simplifié les choses : des barbares ont tué un humanitaire et menacent toute la région du Sahel. La France a désormais une raison personnelle d'être présente et une légitimité à être présente. Qui peut encore remettre en question l'utilité et la légitimité de cette présence après cet acte qui la visait dans ses côtés d'assistance et d'aide à des gens dans le besoin ? Qui peut discuter l'urgence de sa présence au vu des incapacités des armées africaines de la région du Sahel à conjurer les périls islamistes ? Qui peut refuser son apport technologique, technique, logistique et son savoir-faire au combat ? C'est de l'enchantement. Car il faut bien admettre, qu'après cinquante ans d'indépendance, El Qaïda nous administre la preuve d'une incapacité africaine à gérer les territoires rétrocédés par l'ancienne puissance coloniale. D'ailleurs, El Qaïda fournit si régulièrement aux puissances occidentales les bonnes raisons d'intervenir partout dans le monde qu'on la croirait de mèche ou en mission de sous-traitance. Au fond, peut-on reprocher à l'Etat français de saisir la balle au bond pour donner plus de vigueur à cette politique africaine de la France qui prenait eau de toutes parts sous les avancées de la Chine jusque dans le carré de l'uranium nigérien, pourtant légalement et militairement encadré depuis cinquante ans ? Dans la presse et sur le Net sont disponibles des dizaines d'analyses de géostratégie qui décortiquent l'action militaire française de ces derniers jours. Elles abordent les motifs, les conséquences, les aspects cachés, mais toujours du point de vue des enjeux tactiques, y compris en parlant de l'uranium et des nouvelles richesses en exploration. Le problème n'est pas l'aveu d'un intérêt économique et de mainmise sur les richesses ; le problème est de faire de ces problèmes des questions actuelles, sans origines historiques lointaines, sans lien avec la colonisation puis avec le néocolonialisme - la Françafrique – aggravé par les obligations imposées aux Etats africains par le FMI et la Banque Mondiale et qui se résument à un point essentiel : la privatisation et l'insertion dans les logiques de marché. Avec cette perspective, on oublie les questions élémentaires, les questions évidentes. Pourquoi - diable ! - l'Afrique a besoin d'humanitaires à son secours cinquante ans après son indépendance ? Pourquoi ses armées – pour l'Afrique anciennement française – sont incapables de gérer la sécurité de territoires et si expertes en coups d'Etat ? Pourquoi cette relation à la France est-elle restée si étroite avec à la clé cette année un sommet Françafrique élargi et une participation africaine à la parade du 14 Juillet, les deux événements placés sous le signe d'une rénovation des rapports France- Afrique ?Aminata Traoré et «L'Afrique humiliée» : Tout le contexte français contredisait cette ambition. Le débat sur l'identité nationale, la guerre des mémoires sur les guerres coloniales et sur la période coloniale montrait à l'évidence que l'Etat français ne voulait pas admettre la réalité du crime colonial et encore moins les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité qui sont ses inséparables compagnons. Le crime colonial en Afrique subsaharienne a été précédé d'une phase négrière particulièrement meurtrière et qui a vidé l'Afrique de son sang. En France même, beaucoup de forces politiques, mais aussi beaucoup de consciences avaient réprouvé ces débats nauséabonds qui cristallisaient les peurs et les angoisses nées de la crise et leur projetaient comme menace les minorités devenus visibles : les noirs et les musulmans. Le pire étant d'être noir et musulman. Avec comme toile de fond les objectifs chiffrés d'expulsion des sans-papiers et la stigmatisation de tous les actes de solidarité humaine que la société française et les Français développaient sur la base des longues traditions de luttes sociales des ouvriers et des travailleurs. Aminata Traoré note aussi que les Français pauvres, le prolétariat français, représentait pour l'Etat bourgeois et colonial français une menace du même ordre que les indigènes des colonies. On traita d'ailleurs les indigènes comme les prolétaires avec les mêmes méthodes appliquées par les mêmes généraux, les Cavaignac et les Bugeaud. Quelle schizophrénie avait pu saisir les dirigeants français pour parler de destin commun - de co-développement, etc. - et en même temps désigner à la vindicte publique ces migrants «illégaux», ces «sans-papiers», ces délinquants du voyage ? C'est que nous avons l'impression, sous l'effet des changements de noms et de procédures, d'être tout le temps face à un phénomène nouveau. Nous avons l'impression d'être face à un phénomène nouveau à cause de la presse aussi. Les médias dominants ont l'art d'effacer les événements les plus récents et d'organiser l'oubli des faits. On oublie sous l'avalanche des infos qu'hormis le nom utilisé pour désigner les choses, nous avons affaire aux mêmes phénomènes. Par chance, Casbah Editions a publié un livre d'Aminata Traoré : L'Afrique humiliée. La concentration des faits sur le Mali, ces derniers mois, conjuguée à toutes les remarques précédentes sur les agitations tous azimuts de l'Etat français néocolonial - inspirées ou tirées du livre d'Aminata - ont ajouté à l'intérêt de ce texte. Cela provoque-t-il la même impression de le relire après l'affaire du meurtre de l'humanitaire ? Pas du tout ! Les analyses, les aspects militaires même en liaison avec les intérêts néocoloniaux de la France prennent la semblance de l'agitation médiatique ; la semblance du traitement des «consciences» et des opinions plutôt que celui des faits. Les faits qui ont fait la une, tout en gardant leur épaisseur dramatique, deviennent un segment d'une continuité historique.Nous en sommes frappés quand Aminata ramène les faits du passé à notre mémoire : les charters vers le Mali, les morts africains sur les barbelés de Ceuta et Melila, les primes françaises au retour. Mais c'est vrai ! Cela fait des années que c'est la même politique d'expulsion et de stigmatisation des Noirs, des Maghrébins, des migrants qui ont fui les conditions faites par la France à leur pays. Du coup, le lecteur algérien peut se rappeler que cette question est très vieille puisqu'elle a fait le thème d'une pièce de Kateb Yacine : Mohamed prends ta valise. Elle remonte à quand cette pièce ? C'était du vivant de Boumediene ? Cela fait loin quand même ! Mais alors, comment avons-nous oublié et quel est le mécanisme de l'oubli, alors que nous pouvons avancer grâce à la lecture d'Aminata Traoré que le livre est un mécanisme du souvenir, même s'il reste un mécanisme restreint au nombre de lecteurs ? Entre l'Afrique francophone et la France, la relation reste une relation de lutte, de conflit permanent, mais autour des mêmes enjeux de dépendance et de domination. Et pour l'Africain, Aminata rappelle que c'est aussi une question d'ontologie. Du fait même du regard des autres. Quand, à Dakar, Sarkosy décide que les Africains ne sont pas suffisamment rentrés dans l'histoire, il les renvoie à la responsabilité de leur «nature», de leur «essence», de leur «caractère» et de leur culture dans la situation qu'ils vivent. Ils n'ont qu'à s'en prendre à eux-mêmes et cesser de parler du passé colonial qui, toujours d'après Sarkosy, a tracé des routes, construit des chemins de fer ou ouvert des écoles ou des hôpitaux. Au prix de combien de morts, de quelles souffrances, de quels déplacements de populations ? Aminata s'attache dans ce livre à déconstruire le mythe néocolonial. Elle est obligée d'aller du détail économique au détail humain ou social. Les montagnes des mensonges coloniaux puis néocoloniaux sont tellement hautes et compactes qu'elle livre là un travail de titan intellectuel. Et elle déconstruit avec talent, avec brio, avec une sensibilité que ne peut développer qu'une femme qui est restée profondément militante au-delà des consécrations qu'elle a connues. Et elle démontre dans son livre comment et combien se sont acharnés la France, le FMI, la Banque mondiale à désarmer le Mali sur le plan industriel pour l'obliger à rester sous leurs fourches caudines. L'Etat malien devait renoncer sous les orientations libérales, sous la domination des logiques marchandes étrangères et se faire à l'idée de rester un Etat croupion. Il devait renoncer à régler les grands problèmes économiques et sociaux des Maliens, privatiser les moyens qu'il s'était donnés au lendemain de l'indépendance, laisser des secteurs entiers de la population, notamment les femmes et les jeunes, au chômage, casser ses filières agricoles. Bref, plonger le pays dans le dénuement et dans la nécessité. L'unité nationale et la cohésion sociale ne peuvent pas résister dans de telles conditions et tous les ingrédients des dissensions ethniques se conjuguent au désespoir social. Voilà pour quelles raisons les pays de la région ont besoin d'humanitaires et voilà pourquoi leurs armées ne peuvent contrôler le territoire ; outre qu'elles ne se sont pas construites autour de cette mission mais autour de la préservation, sous commandement d'officiers français, des pouvoirs installés par les autorités coloniales au lendemain des indépendances ou plus tard par des coups d'Etat qu'elles ont fomentés. Voici un livre à lire en urgence ; il nous ouvre toutes grandes quelques portes d'une stimulante intelligence de notre monde. M. B. L'Afrique humiliée d'Aminata Traoré, Editions Casbah. 2010. 294 pages – 600 DA.