De notre correspondant à Annaba Mohamed Rahmani Au moment où le gouvernement soutient à bras-le-corps le monde agricole (plans, programmes de développement, subventions tous azimuts, effacement des dettes), les banques font tout pour enfoncer ce secteur pourtant stratégique et créateur d'emplois. En effet, dans la région de Annaba, rien que pour la filière tomate industrielle, quatre conserveries ont été liquidées et vendues aux enchères par «pièces» mettant ainsi des milliers d'ouvriers agricoles au chômage. En amont, ce sont des centaines d'agriculteurs spécialisés dans la production de la tomate industrielle qui ont dû se convertir, abandonnant ainsi une somme d'expérience acquise pendant plus de deux décennies pour s'essayer à d'autres cultures au rendement incertain. La cause première de cette catastrophe socio-économique est que les banques qui, n'ayant pas su gérer et accompagner les crédits alloués aux différentes unités de transformation, ont versé dans la solution de facilité en procédant à des saisies suivies de ventes aux enchères d'outils de production, des ventes précipitées et parfois «complices» qui ont bradé des usines performantes. Cela avait été le cas, il y a près de deux ans, pour la conserverie Essaada, hypothéquée et cédée plus tard pour 22 milliards de centimes, équipements et terrain d'assiette, alors qu'elle vaut, selon certaines estimations, trois fois ce montant. L'essentiel pour la banque était de récupérer les crédits qu'elle avait alloués sans se soucier des conséquences désastreuses sur le plan économique pour toute la région, une région frappée de plein fouet par le chômage. Une vente qui s'était faite… à crédit pour se faire rembourser un crédit. Incroyable ! L'autre scandale qui a défrayé la chronique est la vente, le 29 septembre dernier, de la conserverie Benazouz (CBA) pour une bouchée de pain, un bradage qui soulève bien des interrogations et qui laisse des zones d'ombre non éclaircies à ce jour. L'enquête que nous avons menée auprès des uns et des autres a établi que cette vente ne s'est pas déroulée selon les procédures habituelles et est entachée d'irrégularités qui, en temps normal, auraient frappé de nullité cette transaction. Etant le premier concerné, le propriétaire, selon ses déclarations, n'a pas été notifié (au motif que son adresse est inconnue) pour assister à la vente aux enchères de son bien et s'opposer s'il y a lieu à ladite vente. Il n'y avait le jour de la mise à prix que quatre acquéreurs potentiels, tous complices et le prix dérisoire - 18 milliards de centimes- ne couvre même pas la valeur du terrain d'assiette sur lequel est bâtie la conserverie. Autre irrégularité : l'estimation des biens meubles et immeubles de la conserverie a été faite par un expert en l'absence du principal concerné, ce qui n'est pas conforme à la loi. La vente n'a pas pris en compte les décisions du ministère de l'Agriculture et du Développement rural concernant le rééchelonnement des dettes et la prise en charge par le département de Benaïssa des intérêts induits par le rééchelonnement. Une mesure décidée par le gouvernement pour préserver les unités de transformation de la tomate industrielle dans la région d'Annaba, décision que certaines banques ont rejetée pour détruire méthodiquement ces outils de production en les revendant par «pièces» comme nous l'avons souligné plus haut. Comment est-ce arrivé ? La CBA qui emploie près de 300 travailleurs permanents et saisonniers est une conserverie s'étendant sur une superficie de 37 000 mètres carrés, et d'une capacité totale de production de 12 900 tonnes de conserves, dont 7 000 tonnes de double concentré de tomate (DCT),avec un chiffre d'affaires qui a atteint une moyenne de 70 milliards par an. Réalisée sur fonds propres et mise en service en 1988, la conserverie avait contracté un crédit auprès de la BNA de Annaba pour démarrer la campagne de 1993, un crédit d'un montant de 60 millions de dinars qu'elle remboursait régulièrement au fur et à mesure jusqu'en 2004 malgré le fait qu'en 2002 la banque avait bloqué tous les crédits de campagne qu'elle octroyait. Les versements qui étaient conséquents au départ et avoisinaient pour les meilleures années les 295 millions de DA, s'étaient réduits pour n'atteindre en 2003 que la modique somme de 9,5 millions de DA. Entre-temps, la CBA s'était acquittée des impôts et taxes d'un montant de 23 milliards de centimes et continuait à être à jour avec toutes les institutions de l'Etat. La situation s'est encore plus aggravée lorsque la conserverie, confrontée aux échéances qu'elle devait honorer dut faire face à la mévente de ses produits pour cause de concurrence déloyale (importation frauduleuse du triple concentré de tomate, prix bradés sur le marché local, ventes à perte, engagements CNAS, EMB, et dépenses d'exploitation). Une réunion regroupant les représentants de la banque et le gérant avait abouti à un accord incluant un échéancier de paiement, accord conclu et consigné par un P-V dressé par un huissier de justice. L'accord n'avait pas tenu quelques jours et la banque avait intenté une action en justice pour faire saisir la conserverie et la vendre aux enchères. Le gérant, documents à l'appui, prouve que la BNA ne s'est pas «fixée» sur le montant de la créance qu'elle détient sur la CBA. Une attestation datée du 13-10-2008 signée par le directeur du réseau d'exploitation fixe la dette à 45 milliards de centime, intérêts et principal, une autre datée du 13-01-2010 atteste que celle-ci se monte à 42 226 000 000 de centimes. Les agios, qui auraient dû prendre fin après que l'affaire eut été portée devant le tribunal de Azzaba, ont continué à gonfler la dette si bien que les intérêts dépassent de quatre fois le principal. Si, on avait appliqué les agios générés, comme c'est le cas, la dette aurait normalement augmenté puisque le premier montant date de 2008 et le second de 2010. A n'y rien comprendre ! Une vente arrangée ? Le gérant crie à qui veut l'entendre que dès le départ il y avait une volonté affichée de le déposséder de son bien quels que soient les moyens employés pourvu qu'on arrive à cette fin. Un rapport d'expertise établi le 21 juin 2003 portant sur l'évaluation de la conserverie, terrain d'assiette et équipements industriels, situe le montant global à 79 600 000 000 de centimes. En 2010, avec la plus-value du foncier rien que le terrain vaut sur le marché 50 milliards de centimes. L'estimation faite par l'expert désigné par la justice avoisine les 29 milliards pour le terrain et toutes les installations qui y sont implantées. La vente s'est faite et le tout a été cédé à 18 milliards de centimes en présence du gérant qui affirme que tout était arrangé puisque la banque était en droit de s'opposer à cette vente qui ne couvre même pas la moitié des créances qu'elle détient. Et donc, pour le propriétaire, la transaction n'est pas légale et demande de ce fait l'annulation pure et simple de la vente. Du côté de la banque, le directeur régional de la BNA (DRE) Annaba, nous a déclaré que la CBA ne pouvait plus payer ses dettes et, donc, il était en droit de recourir à la justice pour recouvrer les créances détenues. A la question, pourquoi la banque ne s'est pas opposée à la vente du fait que le prix de cession est très inférieur au prix réel de la conserverie, celui-ci nous a répondu que c'est la justice qui a décidé en application des articles du code de procédure civile administrative, malgré l'opposition de l'avocat. Cependant, aucun document de quelque nature que ce soit n'a été présenté. Le directeur ira jusqu'à nous présenter une correspondance émanant de la direction générale de la BNA (Alger) dans laquelle sa tutelle exigeait des explications sur cette vente et sur le prix de cession jugé trop bas pour un bien qui vaut largement plus. Concernant la décision du ministère de l'Agriculture se rapportant au rééchelonnement des dettes des transformateurs et la prise en charge par le département de Benaïssa des intérêts et frais induits par cette mesure, le directeur nous dira que la banque n'a pas connaissance de cette décision et qu'elle n'en a pas été destinataire. Ce qui est inconcevable dans cette vente, c'est que le nouvel acquéreur l'a acheté avec… un crédit bancaire ! Crédit pour crédit, pourquoi ne pas avoir trouvé un accord avec le gérant propriétaire et laisser la conserverie tourner avec toutes les retombées positives sur l'économie locale ? Pourtant, dans la trentaine de décisions prises par le président de la République en faveur de l'agriculture et du développement rural, le soutien aux opérateurs et investisseurs nationaux dans le secteur agricole figure en bonne place. Il est notamment souligné qu'«un appel est lancé aux opérateurs nationaux pour qu'ils investissent davantage dans les activités en amont et en aval de l'agriculture et tirer profit de ce programme. Leurs interventions dans ce domaine, qui revêtent une importance particulière pour notre pays, seront accompagnées et encouragées par les pouvoirs publics.» Au vu de ce qui s'est passé et ce qui se passera d'ici quelque temps, puisque sur la liste des banques figurent en «bonne place» la conserverie Les Aurès, la semoulerie Liana et la Générale Bônoise, l'appel du Président n'a pas été entendu par les banques. Visiblement, les banques n'ont pas bien saisi le message du Président qui consacre l'agriculture et le développement rural comme secteur stratégique et structurant de l'économie nationale.