Au moment où l'Otan mène deux guerres, en Afghanistan et en Libye, le secrétaire à la défense américain, Robert Gates, n'a pas mâché ses mots pour déplorer l'état d'épuisement dans lequel se trouve l'organisation militaire atlantique et pour lancer un avertissement : si les alliés européens continuent à dépenser aussi peu pour leur défense, les Etats-Unis se désintéresseront de cette alliance. Ce n'est pas la première fois – Robert Gates l'a reconnu – qu'un responsable américain lance ce genre d'avertissement. Le thème du «burden sharing» (le partage du fardeau) occupe les débats de l'Alliance atlantique depuis des décennies. Bien avant la fin de la guerre froide, dans les années 1990, la question revenait régulièrement. Les Américains portaient l'essentiel de la charge financière et militaire dans la défense de l'Occident face au bloc soviétique et les Européens se reposaient sur la garantie américaine. Telle était, du moins, la vérité admise. Rien n'a changé. La situation s'est même aggravée si l'on en croit le secrétaire américain à la défense. Du temps de la guerre froide, les Américains contribuaient pour moitié aux dépenses de l'Otan. Ils en assurent aujourd'hui les trois quarts.Malgré leur volonté affichée de rééquilibrer les charges, les alliés européens, agissant en ordre dispersé, ne faisaient pas les efforts budgétaires à la hauteur de leurs déclarations. A quelques exceptions près comme la France et la Grande-Bretagne, et la Grèce, par crainte de la Turquie, pourtant elle-même membre de l'Otan. Les Européens étaient alors convaincus que le Vieux Continent représentait un enjeu essentiel dans la rivalité Est-Ouest. Les intérêts nationaux des Etats-Unis leur commandaient de rester en Europe, quel que soit l'engagement des Européens pour leur propre défense. Les temps ont changé. Les Américains ont d'autres préoccupations plus pressantes que la situation en Europe, en Asie par exemple. Ils considèrent que les intérêts des Européens sont plus menacés que les leurs par l'instabilité à la périphérie de l'Europe. C'est pourquoi ils ont laissé l'initiative – et la plus grande part – des opérations en Libye aux Français et aux Britanniques. Ils avaient déjà essayé de laisser les Européens en première ligne au moment où la guerre a éclaté en Yougoslavie au début des années 1990. Mais ils ont dû très vite se rendre à l'évidence : les Européens étaient incapables de mettre un terme au conflit par leurs propres moyens. Ils ont donc été dans l'obligation d'intervenir. Cet échec a été à l'origine de la relance de l'Europe de la défense qui, vingt ans après, est toujours dans les limbes. Dans son discours à Bruxelles devant un parterre de spécialistes des affaires stratégiques, Robert Gates n'a d'ailleurs pas dit un mot de l'Union européenne.Le tableau dressé par le responsable américain est sans complaisance. Après quelques compliments pour l'effort commun en Afghanistan, il s'est attardé sur l'intervention en Libye. Après quelques tergiversations, l'Otan a pris en charge cette opération. Moins de la moitié des membres de l'organisation a annoncé sa participation, a dit Robert Gates, et moins d'un tiers participe activement aux frappes sur la Libye. Certains parce qu'ils ne veulent pas , d'autres parce qu'ils ne peuvent pas, par manque de capacités militaires. Après un peu plus de deux mois de conflit, les participants sont à court de munitions et doivent faire appel aux Etats-Unis. L'intervention serait impossible si les Américains ne fournissaient pas les moyens de renseignement. La critique adressée à certains Européens est paradoxale. La position française, dont les forces assurent, avec les Britanniques, tant bien que mal environ la moitié des opérations contre les forces de Kadhafi, est plutôt de reprocher aux Américains la tiédeur de leur engagement.Il n'en demeure pas moins que Robert Gates dénonce une alliance «à deux vitesses» : d'un côté ceux qui combattent (sous-entendu principalement les Américains), de l'autre ceux qui touchent les dividendes de la paix (sous-entendu la plupart des Européens). «C'est inacceptable», a-t-il ajouté. C'est d'autant plus inacceptable que la crise économique oblige les Etats-Unis à faire des économies et notamment des coupes dans le budget militaire. L'engagement en Europe pourrait en être la première victime.Ce n'est pas seulement une question de moyens. Les alliés européens dépensent au total, pour leur défense, environ 300 milliards de dollars (contre 390 milliards pour les Etats-Unis). Une somme rondelette même si la plupart des budgets militaires sont en diminution. Mais ils les dépensent mal. Ils consacrent trop d'argent à l'entretien des hommes et trop peu à l'investissement dans du matériel moderne. Ils se font concurrence et ont des équipements redondants. La raison voudrait que les Européens «mutualisent» leurs efforts, mettent leurs dépenses «en pool», comme l'a dit Robert Gates. Une vieille idée que les vingt-sept membres de l'Union européenne, dont vingt-trois sont aussi membres de l'Otan, n'arrivent pas à mettre en œuvre.La génération des dirigeants américains élevée sous le signe de la guerre froide quitte peu à peu le pouvoir. Robert Gates, qui laissera son poste à la fin de ce mois de juin après quatre ans passés au Pentagone sous George W. Bush puis sous Obama, en est un bon exemple. La génération suivante est moins tournée vers l'Europe. Dans les premières années de son mandat, Barack Obama s'en est fort peu soucié. Il semble qu'il l'ait redécouverte récemment, avec sa visite à Varsovie après le G8 de Deauville, et la réception chaleureuse accordée à Angela Merkel, quelques jours plus tard. L'Allemagne est d'ailleurs un bon exemple de ces alliés européens tentés de jouir des «dividendes de la paix».Toutefois, les Européens auraient tort de se laisser tromper par ce regain d'intérêt. Au Congrès, et de plus en plus à la Maison Blanche, sans parler de l'opinion publique américaine, la question est posée : l'investissement américain en Europe vaut-il la peine ? Quand la réponse sera non, il sera trop tard pour que les Européens se réveillent. D. V. In slate.fr *Journaliste, ancien directeur de la rédaction du Monde et spécialiste des relations internationales. Il a écrit de nombreux livres dont récemment Petite histoire de la chute du communisme.