Photo : S. Zoheir Par Younès Djama Plus d'un millier d'avocats ont réussi hier après-midi à forcer le cordon de sécurité qui tentait de les empêcher de sortir du tribunal Abane-Ramdane pour entamer une marche «pacifique» vers le siège de l'Assemblée populaire nationale, 200 mètres plus loin. La tension était à son paroxysme. Des heurts ont vite éclaté entre les robes noires et les forces de l'ordre. Un groupe d'avocats a réussi à franchir le cordon sécuritaire. S'en est suivie alors une course-poursuite effrénée, des policiers tentant de rattraper les avocats «fuyards» sous le regard curieux des riverains et des badauds médusés présents sur les lieux. Pendant ce temps, un autre groupe d'avocats, à leur tête le bâtonnier d'Alger Me Sellini, était toujours en prise avec les policiers qui les ont fermement assiégés. Devant l'obstination des avocats, les policiers débordés se sont vus dans l'obligation de laisser marcher les avocats. Le corps à corps entre policiers et avocats a failli dégénérer plus d'une fois. Les hommes aux robes noires sont violentés. Arrivés à hauteur du siège de l'Assemblée nationale, les avocats lançaient des slogans appelant au retrait du projet de loi. Des voix ont même exigé le départ de Tayeb Belaïz, garde des Sceaux, ministre de la Justice. Un jeune avocat trompe la vigilance du cordon de sécurité qui protégeait l'entrée de la bâtisse. Il a même réussi à s'introduire jusqu'à l'entrée principale de la chambre basse du Parlement, avant de se faire repousser manu militari par les éléments de la police. Pendant ce temps, la circulation le long du boulevard Zirout-Youcef était fermée. Auparavant, Me Sellini, bâtonnier d'Alger, a déclaré, lors d'un point de presse improvisé à l'intérieur du tribunal Abane-Ramdane, que le projet de loi portant sur la profession d'avocat «est en contradiction totale avec l'ensemble des conventions et traités internationaux que l'Algérie a ratifiés et donc s'est engagée à respecter». Il a cité, entre autres, la fameuse Charte de Purin qui est, selon lui, la principale charte sur laquelle se basent tous les statuts de toutes les professions d'avocat. «(…) Tout acte de gestion quotidienne de la carrière individuelle de l'avocat ou bien n'importe quelle décision que peut prendre le Conseil de l'ordre des avocats (…) doit passer par le ministre ! C'est la mise sous tutelle totale de cette profession, ce qui va à l'encontre du préambule de la Constitution algérienne. C'est une risée.» Et d'ajouter que les concepteurs de ce projet prétendent qu'il (le texte, ndlr) concourait à la consécration du respect des droits de l'Homme ainsi qu'à l'édification de l'Etat de droit. Or, c'est tout à fait l'inverse qui est consacré (par ce projet, ndlr). Et Me Sellini de prévenir que si les «commanditaires» de ce projet «pensent que la corporation cédera sur leur principale revendication, à savoir le retrait simple du projet de loi, qu'ils se détrompent !» Le bâtonnier d'Alger, qui a saisi l'occasion pour lancer des flèches empoisonnées à l'endroit du bâtonnier national des avocats, a estimé que les échos faisant état du report du vote du projet loi portant sur la profession d'avocat « n'est pas la solution, car nous ne reculerons pas devant notre exigence de voir le texte en question retiré purement et simplement». Les avocats demandent le retrait pur et simple de ce texte pour la bonne raison que c'est toute la philosophie du texte qui est à remettre en cause, estime Me Fetta Sadat, avocate et membre du bâtonnat d'Alger. Cette dernière vise, selon elle, non moins à faire de l'avocat «un simple auxiliaire du pouvoir exécutif». D'autant que le texte en question, soutient-elle, contredit les droits de la défense. «Pour n'importe quelle décision que veut prendre le Conseil de l'ordre des avocats, il lui faut l'aval du ministre de la Justice. Mieux, un avocat qui veut recruter quelqu'un comme assistant ou l'héberger chez lui doit avoir l'aval du ministre de la Justice. Ahurissant ! Nous sommes une fonction libérale, nous pouvons accepter qui l'on veut et avons toute latitude de rejeter qui l'on veut, c'est universellement admis», concède Me Rachid Bouabdellah qui entame sa quarante et unième année d'exercice dans la profession d'avocat. «C'est un recul par rapport à l'ancienne loi. Du temps du parti unique, on n'a jamais assisté à pareille régression. Ces dispositions consacrées par le nouveau projet de loi n'existaient même pas sous l'ère du parti unique ! C'est inadmissible et inacceptable. Ils (les pouvoirs centraux, ndlr) veulent brider la profession d'avocat. A travers leur projet de loi, le pouvoir exécutif donne la nette impression qu'il rame à contre-courant du printemps arabe», s'indigne l'avocat ayant cumulé trois mandats de bâtonnier adjoint. «Le seul bastion qui reste pour la consécration des droits de l'Homme, c'est bien la profession d'avocat. Si ce dernier ne peut pas effectuer sa mission, si ses droits ne sont pas garantis devant les tribunaux, et si le pouvoir exécutif s'obstine à s'immiscer comme il l'entend dans la mise en mouvement de l'exercice même du pouvoir disciplinaire, cela contredit les droits de la défense, voire l'essence même des droits de l'Homme», relève Me Sadat. Pour elle, ce projet de loi portant profession d'avocat est une «grave dérive» que va vivre l'Algérie, à travers la mise «entre parenthèses» des droits de la défense. «Nous savons tous que l'idéal premier de la profession d'avocat, c'est défendre les justiciables devant la justice. Or, pour ce faire, pour que l'avocat puisse accomplir sa mission comme il se doit, il faudrait d'abord que ses propres droits soient consacrés par les textes en vigueur. Or, nous assistons à une dérive extrêmement dangereuse pour l'avenir du pays, des justiciables et des droits de l'Homme en Algérie. Donc, pour cette profession censée être libre et indépendante - consécration première des droits de la défense et, partant, des droits de l'Homme -, ce projet de loi constitue une négation totale». Ainsi, l'avocat n'est pas libre d'émettre les avis qu'il veut et de se comporter comme il se doit devant les tribunaux, puisqu'il est assujetti et est sous la menace d'un incident d'audience, regrettent les robes noires qui accusent le pouvoir exécutif de viser à travers ce projet de loi une «caporalisation totale» de cette profession par une «immixtion flagrante et inimaginable» dans le fonctionnement des organes mêmes de la corporation d'avocats. «Il me semble qu'à travers ce projet de loi, c'est la volonté du régime en place d'instrumentaliser l'ensemble des acteurs sociaux, et c'est là un antécédent devant lequel nous ne pouvons nous taire», estime l'avocate.