Photo : S. Zoheir Par Noureddine Khelassi Jamais dans l'histoire de l'Algérie, peut-être même dans les annales sociales des temps modernes, mouvements de protestation et vagues d'émeutes n'auront connu une telle ampleur au cours d'une seule décennie. Jamais en effet la contestation sociale ne s'est ainsi distinguée par l'intensité, la durée, à une si grande échelle et avec un tel taux de récurrence. Comme hier, tous les ingrédients sociologiques, économiques, politiques et psychologiques sont aujourd'hui réunis pour que se produise et se reproduise l'explosion. Depuis l'année 2000 l'Algérie renvoie l'image d'un chaudron, d'une cocotte-minute ou d'un moteur à explosions répétitives : dans les espaces urbains et ruraux, la situation peut à tout moment dégénérer, et le cycle de révoltes, de violences et de drames, reprendre de manière cyclique. Les facteurs déclencheurs sont de tout ordre : mal-vie, logement, eau, électricité, salaires, retraites, routes, pénuries d'eau ou de médicaments, maladies chroniques, football, chômage, exclusion, mépris, pouvoir d'achat, mercuriale des prix des fruits et des légumes, désaffiliation, etc. Toutes les catégories sociales, à l'exception des riches et des clientèles nanties du régime, notamment les fameux «beggarines» (littéralement vachers ou maquignons), toutes les tranches d'âge, les actifs comme les retraités, sont les acteurs d'un phénomène concentrant désespérance sociale, ségrégation économique et oppression politique. Saturation du champ de la contestation Dans le registre d'expression de la protestation sociale, les Algériens auront innové et tout essayé. Le répertoire du mécontentement est vaste, s'apparentant parfois à un catalogue à la Prévert : grèves de travail ou de la faim, rassemblements, sit-in, marches, émeutes, sans oublier les blocages de routes, les saccages, les suicides individuels ou par couples, l'auto-mutilation, l'auto-lacération individuelle ou collective et l'immolation par le feu ; et, d'une certaine manière, le suicide collectif représenté par l'emprunt épisodique des embarcations de la harga. Toutes ces manifestations de colère égrènent le chapelet du désespoir algérien. En 2008, un despérado de Bordj Bou Arreridj a même inventé le suicide qui ne tue pas en retranchant sa propre verge à l'aide d'un couteau à crans d'arrêt. Il avait 28 ans. Il s'appelle Mohamed Lekhmissi qui, en désespoir de cause, avait décidé de ne pas donner la vie un jour car il ne pouvait plus vivre la sienne comme un être biologique normal ! Dans une sorte de testament personnel, il avait écrit que sans travail et sans logement et surtout sans perspective réelle d'en obtenir, il n'avait plus besoin de ce qui symbolisait sa virilité et le sens même de sa vie d'homme debout ! Lakhmissi, chef d'une famille déshéritée de 8 personnes, se considérait alors comme un mort-vivant. Cet extralucide fut, avant l'heure, le Mohamed Bouazizi algérien. Cousin en désespérance du Tunisien, celui de Sidi Bouzid qui, par le feu sacrificiel, a fait fleurir en Tunisie le jasmin de l'espoir démocratique. Cas isolé dans le registre de l'automutilation, le geste inouï de Lakhmissi n'en porte pas moins une forte charge symbolique. D'autant plus puissante que cet acte de profonde affliction s'est produit dans une société méditerranéenne, musulmane de surcroît, qui survalorise la virilité, profondément imprégnée qu'elle est de l'idée que le mariage constitue «la moitié de la religion». Donc, dans l'imaginaire collectif algérien, la moitié du chemin vers le paradis céleste des croyants, l'autre moitié étant consacrée, en théorie, au bonheur terrestre ordinaire. Les expressions du désarroi social sont si nombreuses que le champ de la protestation est sursaturé par des manifestations qui se multiplient dans le temps et dans l'espace depuis une décennie, et particulièrement ces deux dernières années. Selon un chiffre de la Gendarmerie nationale, plus de 1 1000 «mouvements sociaux» ont été enregistrés pour la seule année 2010 alors que depuis le début de 2011, pas un mois ne se passe sans connaître au moins une centaine d'actes de protestation significatifs à travers le territoire national. Protester, encore et encore, toujours et toujours plus, dans l'espoir de se faire entendre des pouvoirs publics ou de créer un rapport de force favorable à la satisfaction des revendications. Marcher, donc revendiquer de manière récurrente, ça peut finalement marcher, c'est-à-dire payer, sachant que les pouvoirs publics, acculés et sur la défensive, finissent parfois par céder en sortant le chéquier. Depuis les émeutes du sucre et de l'huile de janvier dernier, le pouvoir algérien distribue sans compter la rente pétrolière pour désamorcer la contestation sociale. Greffiers de justice, gardes communaux, médecins, cheminots, pour ne citer que ces catégories, ont fini par obtenir gain de cause sous forme de revalorisation salariale. Par exemple, les greffiers qui étaient en grève en février, ont obtenu 110 % d'augmentation ! Ce succès n'a rien de surprenant car l'argent abonde pour satisfaire les revendications sociales, surtout depuis que le régime, à l'unisson, a privilégié le traitement sociale de la crise algérienne, voyant dans les émeutes et autres mouvements de protestation l'expression exclusive d'aspirations à un mieux-être économique et social. Enseignants, magistrats, policiers, ont déjà été servis. Les différents corps de métier se mettent en mouvement D'autres attendent leur tour. Les uns après les autres, les différents corps de métier se mettent en mouvement, chacun de son côté. Aujourd'hui, les gardes communaux, demain les avocats. Etudiants, chômeurs, retraités de l'ANP, militantes des droits des femmes, associations de malades chroniques, gardes communaux… les collectifs poussent comme des spores dans une Algérie saisie, souvent à bon droit, par une fièvre revendicatrice toujours plus forte. A Alger, même les non-voyants ont vu clairement ce qui n'allait pas pour eux, en rejoignant la contestation sociale pour défendre leurs droits. Rien de tel alors qu'une marche, une grève, parfois même une émeute pour se faire entendre, même si, des fois, le geste peut avoir valeur d'une bouteille jetée à la mer. Mais, dans tous les cas de figure, je proteste, donc je suis, devise du contestataire algérien qui désespère de tout, parfois de Dieu, souvent des hommes mais qui ne jette plus l'éponge face au poids de l'adversité et la douleur de l'épreuve. Il en est ainsi des malades du Sida qui ont manifesté récemment, à Oran, pour protester contre le manque d'antiviraux. De même, les insuffisants rénaux qui, dans la même ville, ont battu le pavé oranais pour manifester contre une pénurie chronique de poches péritonéales nécessaires pour des dialyses. Au niveau national, les insuffisants rénaux dénoncent régulièrement le manque chronique de ces poches néphrétiques, monopole de deux importateurs algériens. Le vrai marqueur de la protestation est sans conteste le logement. Formidable casse-tête, problème insoluble. A tel point que l'affichage de listes de bénéficiaires de logements sociaux ou promotionnels provoque systématiquement l'insatisfaction et le mécontentement. Etablies le plus souvent sur des critères clientélistes par des administrations incompétentes et corrompues, la publication de ces listes, certificats d'injustice en bonne et due forme, provoquent parfois l'émeute. Comme en juillet, à El Kala, Annaba, Djelfa où des bâtiments de l'administration et d'autres édifices publics comme les mairies, ont été détruits ou saccagés. La difficulté de satisfaire une demande astronomique est bien réelle. Mais la distribution de ces logements par une administration qui ne dispose même pas d'un fichier national du logement pour réguler la demande est telle que les autorités politiques supérieures du pays ajournent régulièrement l'affichage des listes de bénéficiaires. La peur de la contestation violente devient dans ce cas un frein puissant à la redistribution sociale. A telle enseigne qu'on a parfois recours à des imams pour légitimer religieusement ces listes contestées, ex nihilo, car les administrés ont perdu toute confiance dans une administration jugée définitivement illégitime. Le logement, vrai marqueur de la protestation sociale Autre traceur de la contestation algérienne, les marches et les émeutes de l'électricité. En juillet dernier, des émeutes violentes ont éclaté dans plusieurs régions de l'est du pays, notamment dans les Aurès et El Oued. Dans ces régions particulièrement chaudes, les pics de consommation provoqués par le mercure estival ont été à l'origine de coupures de plusieurs jours, provoquant l'ire d'une population particulièrement sous tension. Exaspérés déjà par les problèmes de la vie courante, les habitants ont saccagé de nombreux biens publics. Ils restent mobilisés contre les autorités locales et la société étatique Sonelgaz, qui avance toujours des arguments techniques pour justifier les coupures intempestives et durables dans des régions où les climatiseurs ne sont plus des objets de confort mais des outils de survie. Pendant ce temps, les pouvoirs publics rament et peinent à établir ou à renouer le courant de dialogue avec des populations profondément excédées. La sociologie et la géographie de la protestation sociale, autant que ses modes d'expression, révèlent que l'émeute, stade suprême de la contestation, n'est plus un épiphénomène. Elle résulte de phénomènes structurels et repose sur un cycle émeutes-répression-promesses non tenues-frustrations accumulées. Ce n'est pas le fait de primitifs de la révolte, mais celui d'Algériens désocialisés, marginalisés, exclus d'une rente par ailleurs mal distribuée, souvent dilapidée. Elle s'inscrit dans un contexte de durcissement des rapports entre le pouvoir et la population qui nourrit un fort ressentiment et un sentiment de profonde défiance à l'égard des institutions. Malgré l'argent du pétrole, généreusement saupoudré depuis le début de l'année, l'embrasement social et durable du pays demeure un risque politique majeur.