De notre correspondant à Tizi Ouzou Malik Boumati Mohia, ou Muhend u Yahia, de son vrai nom Abdellah Mohia, était, jusqu'à son décès le 7 décembre 2004, méconnu du public algérien, notamment en Kabylie, son milieu naturel. L'ostracisme qui l'a frappé des années durant sous le règne du parti unique est pour beaucoup dans cet état de fait, mais l'homme y est un peu pour quelque chose dans la mesure où il a toujours été «avare» en déclarations de presse. «Il n'aimait pas parler de lui, ni que les autres parlent de lui», dit son ami Mohamed Loukad qui a apporté un témoignage lundi dernier lors d'un hommage à ce grand dramaturge, traducteur et poète kabyle, organisé par le comité des activités culturelles et artistiques de la wilaya de Tizi Ouzou à la maison de la culture Mouloud Mammeri. Mohia n'avait qu'un seul objectif, atteindre son public par le biais de cassettes audio dans lesquelles il enregistrait ses monologues. Des cassettes distribuées sous le manteau quand des émigrés arrivaient à les introduire en Algérie. Des œuvres où les hommes politiques, les intellectuels et même sa propre société sont traités et étudiés sans complaisance aucune. Et surtout avec de l'absurde, le meilleur moyen que le dramaturge a trouvé pour combattre la bêtise humaine. Mais pour son ami Loukad, la première faute incombe à ceux qui l'ont empêché de se produire dans son pays. «Mohia a été enlevé aux siens» dit-il devant une assistance nombreuse à la petite salle de théâtre de la maison de la culture, parce que «les conditions d'alors ne permettaient pas de se produire ici». Il lancera un appel à tous les présents, mais aussi à tous les militants pour lutter dans le but «d'introduire Mohia dans le système éducatif, tous paliers confondus». Un combat qui vaut la peine, d'autant plus que c'est Mohia qui «introduit la langue kabyle dans l'universalité», à travers notamment les traductions et les adaptations en kabyle qu'il a effectuées et réussies de plusieurs œuvres littéraires universelles. Dans le même sillage, il fera part du lancement d'une pétition pour que la maison de la culture d'Azazga, une nouvelle structure, porte le nom de ce pourfendeur des brobros, ces berbéristes de façade qu'il a stigmatisés pendant des années.De son côté, Brahim Ben Taleb, qui participait à l'hommage, a fait la connaissance de feu Mohia dans les années soixante-dix à l'université de Ben Aknoun. Quand il a exprimé le vœu d'adhérer à l'Académie berbère, il sera aussitôt orienté vers… Mohia. Un étudiant actif entouré déjà par des éléments hors du commun qui militaient pour la culture amazighe, entre autres et les plus illustres, Mouloud Mammeri et le poète Benmohamed. Brahim Ben Taleb parlera de Mohia comme un «logique, naturel et humain». Un constat qu'il dit avoir fait notamment lors des excursions qu'ils organisaient vers les montagnes du Djurdjura et Béjaïa pour y faire lecture des poèmes qu'ils avaient eux-mêmes écrits. Sa modestie et son humilité ont fait qu'il n'a même pas parlé de sa maladie, y compris à ses propres amis. Saïd Chemakh, chercheur universitaire du département de la langue et de la culture amazighe de l'université de Tizi Ouzou, n'a pas connu longtemps l'homme de lettres. Dans le cadre de ses études, il l'a rencontré à Paris peu avant qu'il soit hospitalisé. Il se rappelle que quand ses amis sont allés chez lui, ils ont trouvé que le domicile de Mohia a reçu la visite d'«intrus» qui ont pris tous ses manuscrits et le disque dur de son ordinateur. Son œuvre dérangeait à plus d'un titre. «Heureusement que beaucoup de ses amis avaient des copies de ses travaux qu'on a réussi à rassembler», dit l'universitaire qui s'est chargé de faire un inventaire des travaux du dramaturge disparu devant une assistance médusée qui n'arrivait pas à croire l'immensité du travail pour la culture populaire, d'un homme qu'elle connaissait à peine.Cet homme qui a fait le choix de travailler dans l'ombre toute sa vie, sa mort l'a propulsé sur le devant de la scène. Ils sont de plus en plus nombreux à le connaître mieux et à découvrir ses œuvres comme les traductions de Molière, Brecht, Beckett et autres grands noms de la littérature universelle. Ils sont de plus en plus nombreux à le connaître parce qu'il y a des gens qui ont décidé de l'immortaliser, même s'ils sont conscients qu'il ne l'aurait pas apprécié. Comme l'a dit un internaute dans un forum dédié à la culture amazighe, en s'adressant au défunt, dans des mots simples et pleins d'émotion : «Toute votre vie, vous avez travaillé dans l'obscurité, fuyant la notoriété et les feux de la rampe, maintenant que nous ne craignons pas de vous contrarier, nous allons étaler au grand jour tous les trésors offerts à notre culture par votre génie généreux. Nos bouches chanteront vos poèmes, nos yeux liront vos écrits et vos traductions, nos corps joueront votre théâtre.» Et d'ajouter : «Aujourd'hui, que vous n'êtes plus là pour nous brocarder et nous reprocher de vous contrarier en vous exposant à l'admiration, nous allons clamer tout haut, près de votre déguisement, la petite épicerie qui vous protégeait de l'intellectualisme pédant, les bravos que vous avez refusés à votre immense talent.»