Il aurait pu être là en son Sila. Son salon du livre. Heureux en son jardin de bouquins. Fou d'ivresse livresque. Papillonnant. Bourdonnant. Verbe électrique et rires cathartiques. Lui, c'est Abdou. «B» de sa célèbre initiale qui fut patronyme et signature éditoriale. Lui, c'est précisément Abdou Benziane. L'écrivant qui ne fut jamais écrivain. Le journaliste de toujours qui a tant fait pour que le livre gagne ses quartiers et ses titres de noblesse. A Alger même, la ville de sa vie d'homme de presse et d'homme de culture pressé. Abdou, le fils de Khandra, le Chaoui tempêtant, n'est pas là cette année, avec sa tête de forban attendrissant et d'ami fraternel. Et pour cause. Le dernier jour de l'année dernière, il cassa son stylo noir quand son cœur n'eut plus assez d'encre rouge. Il n'est pas là, mais son nom, son image, sa mémoire et son esprit traversent les stands. Et il avait bien raison le commissaire du dix-septième Salon international du livre d'Alger de lui rendre hommage. Honneur mérité, en même temps que seront célébrés des auteurs vivants ou, comme lui, disparus. Des écrivains qu'il aimait tant : Mouloud Feraoun, Ahmed Réda Houhou, Rabah Belamri, Rachid Boudjedra, Yasmina Khadra. L'enfant Sila, qui est un peu le sien, a bien grandi. Il est devenu adulte. Dix-sept ans après, et cinquante ans après l'indépendance de l'Algérie, sa maturité se décline en chiffres secs mais probants : 630 éditeurs, 41 pays, dont 14 arabes, 14 000 mètres carrés d'exposition. Livres africains, livres en tamazight, en français, en arabe, en anglais ; livres venus, pour la première fois, de Russie, de Chine, du Japon et du Danemark. Un rendez-vous désormais inscrit dans l'agenda des activités éditoriales internationales, littéraires notamment. Un SILA miroir éditorial de l'Algérie. 1 800 titres de 1962 à 1980. 4 000 en 1987. Et entre 2003 et 2012, 7 000. L'exigeant-intransigeant ne s'en serait certes pas satisfait. Lui qui aurait dit que le Sila est d'abord une immense librairie avant d'être une exposition, de plus en plus courue. Il l'aurait écrit dans ces mêmes colonnes de La Tribune, dans cette même chronique qui fut la sienne et qui a justement l'âge de son Sila. Dans son «Arrêt sur image», Abdou soulignait que le Sila ne marque pas la rentrée littéraire en Algérie, comme sous d'autres cieux éditoriaux encore plus généreux. Que ce n'est pas non plus la rentrée éditoriale. Juste un cadeau sous forme de foire, un espace de formidable convivialité où le lecteur-acheteur va à la rencontre directe de son éditeur. Abdou, cinéphile, téléphage, vidéophile et cruciverbiste, tel un Jules Renard, «tombait sur un livre à regards raccourcis». Mais il n'a jamais écrit lui-même un livre. Lecteur de Cioran, il disait qu'un livre «est un suicide différé». L'homme des mots qu'il fut sa vie durant, aimait aussi à dire, comme le grand Jules, «un bon mot vaut mieux qu'un livre mal écrit.» Les mots de l'ami Abdou était ceux d'un noble folliculaire, d'un vrai faiseur de feuilles. Le journaliste avait une idée encore plus noble des métiers d'écrivains et d'éditeurs, amis de Gutenberg dans son pays. Le chroniqueur, qui a fait ses humanités littéraires à Barika, à une époque où on formait encore l'esprit par les belles lettres, aimait à citer La Bruyère qui affirmait que «c'est un métier que de faire un livre, comme de faire une pendule.» De ses nombreux amis éditeurs algériens, il lui plaisait également de dire que le véritable auteur d'un livre, c'est celui qui le fait publier. Quelque temps avant son voyage au grand royaume des tomes, des brochures et des reliures, Abdou, de retour de France, avait offert un dernier livre à l'auteur de la présente chronique. Elle lui est confraternellement dédiée. «Arrêt sur image». Celle d'Abdou B. Vivante. Comme un livre toujours ouvert. N. K.