Pour les producteurs de lait, le changement de paradigme économique, ce n'est pas la quatrième réforme de la PAC depuis 1962, bouclée le 26 juin dernier, mais la fin des quotas de production. Ce n'est pas une surprise: cette échéance, qui interviendra en 2015, est actée depuis longtemps. Mais l'évolution des prix des matières premières agricoles va singulièrement compliquer cette libéralisation, faisant peser une menace sur le monde des éleveurs. Le nombre d'exploitations dans la production laitière en France a déjà fondu en dix ans: de 112 000 en 2002, on n'en compte plus que 72 000 soit 35% de moins! Les petits exploitants ont le couteau sous la gorge, les plus fragiles ont disparu, les autres n'en finissent pas d'alerter l'opinion publique comme le 23 juin à l'appel de la Fnsea et des jeunes agriculteurs sur l'esplanade parisienne des Invalides. Au cours de la dernière décennie, le cheptel des vaches laitières s'est aussi contracté, passant de 4,35 à 3,65 millions de têtes. La collecte, elle, n'a pas baissé (23,7 milliards de litres l'an dernier) grâce à une augmentation du rendement par bête de 5 500 à 6 700 litres par an en dix ans. Mais on est encore loin des rendements atteints dans les pays scandinaves (de l'ordre de 8 200 litres par an), au Royaume-Uni (7 800 litres) ou en Allemagne (7 200 litres). Bien sûr, on peut être contre le productivisme à tout prix dans l'agriculture. Mais cette situation génère des inquiétudes, car l'avantage de compétitivité des éleveurs qui ont les rendements les plus élevés les place en meilleure position pour absorber les fluctuations erratiques des prix des matières premières agricoles destinées à l'alimentation du bétail.
Dans l'étau des coûts de l'alimentation du bétail Ainsi, le prix de la tonne de colza, de 300 euros à la mi-2009, a atteint 500 euros à l'été 2012 avant de redescendre aujourd'hui autour de 400 euros. Sur la même période, la graine de soja est passée de 12 à 18 dollars le boisseau avant de revenir à environ 16 dollars. Et le maïs, qui cotait 140 euros la tonne à Paris en juillet 2009, est passé à 260 euros en juillet 2012 avant de se stabiliser aujourd'hui à 220 euros. Les importantes amplitudes de la météo auxquelles on assiste depuis plusieurs années accentuent les fluctuations des cours. Comment lisser ces évolutions erratiques en l'absence de système de régulation? En outre, en plus de devoir s'adapter à la flambée des prix des céréales pour l'alimentation de leurs vaches, les producteurs de lait vont être confrontés à une nouvelle concurrence potentielle. La crise de 2009 est encore dans toutes les mémoires lorsque, pour manifester leur colère, les producteurs avaient déversé des citernes de lait dans les caniveaux. Images déroutantes, choquantes. Pour corriger une situation dans laquelle le prix payé aux producteurs s'était effondré à 0,274 euro le litre, la collecte de 23,1 milliards de litres de lait en 2008, avait été réduite de 4%. Les prix étaient remontés -0,300 euro le litre en 2010, 0,327euro en 2011- mais les importations de lait allemand, moins cher, avaient également progressé. Bien sûr, les producteurs de lait dans les autres pays sont confrontés aux mêmes facteurs, notamment au regard du marché des matières premières. Mais il semble que l'adéquation du prix du lait à celui des céréales y fonctionne mieux qu'en France où les relations entre producteurs, industriels et distribution se révèlent plus compliquées, commente-t-on sobrement à la Maison du lait. Peut-être parce que si on accepte plus facilement de répercuter les hausses en Allemagne par exemple, on ne rechigne pas non plus à appliquer les baisses.
Un «paquet lait» européen pour soutenir les éleveurs Depuis octobre dernier, un règlement européen décidé après la crise de 2009 est entré en vigueur pour inciter les producteurs de lait et les industriels à conclure des contrats et à «renforcer la position des producteurs de lait dans la chaîne d'approvisionnement en produits laitiers», afin précisément de garantir l'avenir du secteur laitier européen après la fin des quotas. Mais il ne s'agit que de préconisations… Pour l'approvisionnement en matières premières alimentaires, on pourrait bâtir un système d'indexation. Mais cette solution qui pourrait être génératrice d'inflation n'est politiquement pas dans l'air du temps. On pourrait aussi imaginer un partenariat entre céréaliers et éleveurs de l'Hexagone, comme l'avait envisagé la Fnsea, pour que les uns mettent en place des amortisseurs de prix des céréales au bénéfice des autres. Mais la tentative a fait chou blanc. Toutefois, l'alimentation animale dont les éleveurs ont besoin est produite en France à 90%. Cette autonomie alimentaire est un atout. Il reste aux éleveurs à procéder à des achats négociés sur long terme afin de se prémunir contre les flambées boursières, comme le font tous les autres professionnels sur les marchés de matières premières. Faut-il, face aux problèmes qui se profilent, s'attendre à de nouveaux accès de colère des producteurs de lait lorsque les quotas vont disparaître? Verra-t-on encore le lait répandu sur la chaussée? Des professionnels au Comité des régions sur la politique agricole commune pointent du doigt l'inadaptation de la dernière réforme pour le secteur laitier à cause de la dérégulation induite par la fin des quotas.
Une origine France appréciée, mais à quel prix ? D'autres tempèrent. D'abord, la France ne réalise pas actuellement l'intégralité de son quota avec une collecte de 6% en-dessous de sa référence laitière. Dans ces conditions, les quotas ont peu d'utilité. Ensuite, la balance commerciale du secteur laitier est excédentaire: globalement, les exportations représentent 40% de la production nationale alors que les importations ne dépassent pas les 10%. De sorte que, avec 8 milliards d'euros d'exportations en 2012, le solde du commerce extérieur du secteur laitier est excédentaire de 4,3 milliards. Et l'image très forte de l'origine France dans les productions laitières doit permettre de surmonter l'obstacle. Enfin, les éleveurs français profitent d'un coût du foncier actuellement plus bas qu'en Allemagne, ce qui facilite l'acquisition de nouvelles terres. Le marché laitier évolue également. De nouvelles productions se développent comme les poudres de lait, en vrac ou conditionnées (617 000 tonnes en 2012, en hausse de 10% en deux ans). Elles se stockent forcément mieux que le lait frais et s'exportent bien. Mais elles s'importent bien aussi, et le risque existe de les voir de plus en plus introduites dans l‘Hexagone au cas où elles seraient fabriquées à des prix plus compétitifs sur des marchés tiers.Actuellement, le bilan du commerce des laits secs (poudres de lait et lait infantile) est largement à l'avantage des produits français avec, en valeur, 4,5 fois plus de produits à l'export qu'à l'import. Avec, là également, une image sécurisante des productions françaises. Mais le lait, et notamment le lait liquide, n'est pas le plus intéressant pour les grands opérateurs du secteur qui le jugent trop peu rémunérateur et lui préfèrent des productions à plus grande valeur ajoutée. Pour les petits éleveurs, ce n'est pas bon signe: ils ne sont pas près de voir leurs marges augmenter sur le lait. Alors que leurs coûts, entre l'alimentation du bétail et le carburant des tracteurs, sont toujours sous pression. G. B. in slate.fr