De notre correspondant à Annaba Mohamed Rahmani être artiste, homme de lettres et de culture et prendre fait et cause pour les faibles et les opprimés n'est pas chose aisée de nos jours. Militer ou épouser une cause juste n'est pas très indiqué en ces temps où le pouvoir de l'argent a presque tout pourri et perverti. L'édifice social en équilibre instable est rongé par des fléaux et des maux qui mordent à pleines dents dans un corps frêle et soumis, qu'on tente, bon gré mal gré, de maintenir debout. L'artiste engagé dans la lutte contre les fléaux sociaux, les injustices, les oppressions et toutes les dérives et dépassements de l'homme et des systèmes dénonce par des mots empruntés au langage du peuple la déliquescence et la désagrégation de la société. Il crie sa détresse en s'en faisant le porte-voix. Lotfi de Double Kanon, troubadour des temps modernes, est connu sur la place publique à Annaba pour avoir toujours été du côté des pauvres et des malheureux. Il en est très proche pour avoir lui-même lutté dès sa prime jeunesse pour se frayer un passage et se faire une place dans une société qui a perdu ses repères. Ses actions en faveur de cette frange de la population sont toujours suivies d'un élan populaire de solidarité qui donne à son initiative un caractère particulier, réveillant et «actualisant» des valeurs mises en veilleuse ou profondément enfouies par une modernité sans âme. Ses chansons sont le reflet des aspirations d'une jeunesse qui veut vivre et qui est aux prises avec le mal-vivre et le désespoir, allant jusqu'à défier la mort et la glorifier, refusant cette vie qui ne leur offre que malheur, misère et désillusion. Ses mots simples mais durs et francs ne laissent rien échapper et dénoncent tout haut ce qu'on feint d'ignorer et ce qu'on tente de cacher. Dans sa chanson Koulech machi (Tout va bien), la corruption est mise à nu, il parle de ses effets ravageurs dans une société fragilisée qui se prête à ces pratiques qui la détruisent lentement mais sûrement. Ses valeurs fondatrices sont oubliées, ses fondements sont ébranlés à tel point que ce mal est devenu le moyen le plus sûr de réussir. On paye pour tout et «koulech machi», l'essentiel est de graisser la patte. Les passe-droits sont devenus une règle érigée, il suffit d'y mettre le prix. Conteneurs de marchandises périmées ou impropres à la consommation, semi-remorques d'«interdits», la route empruntée est, chante-t-il, «m'khayta» (cousue), c'est-à-dire sûre, parce que tout a été payé et rien ni personne ne peut arrêter ces frets destinés aux pauvres qui, eux, payent et continuent de payer. De la drogue, il dira que ce fléau n'est pas le nôtre, les «arrivages» se font d'Oujda ou de Casablanca. Elle traverse allégrement les frontières, les villes et villages pour atterrir dans les milieux de la jeunesse qu'elle s'emploie à détruire en la faisant planer dans un monde irréel. On se passe le joint et on «tire» pour avoir ces bouffées «salvatrices» qui vous transportent loin des aléas d'une vie où il n'y a de place qu'à la tristesse et aux malheurs qui affluent de toutes parts. Dans la société d'aujourd'hui où, comme il chante, «Koulech Machi», les agressions sont légion et on n'a plus de scrupules pour tout exploiter : le sens de l'honneur et de la «redjla» (de radjel qui veut dire homme, dans le sens droit, juste) n'ont plus cours de nos jours. On s'attaque au faible, on le dépouille de ses biens sous le regard des autres, on cambriole en plein jour en plein centre-ville et on glorifie ces hauts faits d'armes. On utilise des femmes pour arrêter des automobilistes et les agresser et on n'éprouve aucun remords pour avoir violé des principes pourtant bien ancrés dans la société,… «Koulech machi» et ça continue… Lotfi Double Kanon, qui dépeint la société où il vit, n'a rien épargné. Il dénonce sans ménagement. Il dit, et son verbe est acerbe, une diatribe mise en chansons qui va au fond des problèmes, il dissèque et pratique son autopsie en public, le linge sale, il l'étale au grand jour, il est le chevalier des mots qu'il agence et ordonne pour construire ses textes repris partout en Algérie et à travers le monde. Sur le plan international, en tant que musulman, l'artiste a dénoncé les caricatures insultantes qui portent atteinte au Prophète, il dira dans son clip Guelbi h'zine (mon cœur est triste) qu'il est touché profondément. Il fustigera les auteurs de cet acte indigne et criera de toutes ses forces son refus et sa condamnation de ces dessins dont les objectifs ne peuvent être innocents. De la cause palestinienne qu'il a épousée, il chantera les actions héroïques tout en soutenant un peuple aux prises avec une occupation dont la barbarie n'est plus à démontrer, les enfants palestiniens sont pour lui l'espoir de cette entité qui ne demande qu'à vivre dans la paix. Guelbi h'zine est une complainte et le cri d'un cœur déchiré par la tristesse et l'amertume. Lotfi, à travers cette chanson, exprime son mal et son impuissance, étant simple mortel face aux dérives d'un monde qui soutient et cautionne l'injustice, il se réfugie dans la prière en invoquant Dieu. Sur le plan social, ses actions humanitaires en faveur des enfants handicapés ou issus des classes défavorisées sont louées à Annaba, Lotfi se voue corps et âme à cette cause. Il donne sans compter, il s'implique dans toute initiative censée apporter un tant soit peu aux démunis, à ceux qui crient leur désespoir. La dernière action en date a été son initiative à l'occasion de l'Aïd El Adha. Il voulait que chaque famille puisse vivre dans la joie cette fête religieuse. L'opération a été un franc succès et a réveillé une des valeurs ancestrales de notre société. La «touiza» est revenue cette semaine, elle a mobilisé tous les Annabis et même ceux des autres wilayas qui ont donné. Des dons désintéressés qui ont redessiné le sourire sur la bouche des enfants pauvres. L'appel lancé par l'artiste sur les ondes de la radio locale a été entendu et suivi. Chacun a apporté sa contribution à cette œuvre de bienfaisance. Ainsi, en l'espace de quelques jours, 40 millions de dinars ont été collectés, un chiffre qui a dépassé toutes les prévisions. On tablait sur 500 moutons et on s'est retrouvé avec près de 3 000 têtes, ce qui était inespéré, puisque, au départ, on avait prévu de partager chaque mouton entre 2 familles. Lotfi, aidé et soutenu par la wilaya et les collectivités locales, a réussi à convaincre et à toucher le cœur de milliers de citoyens qui se sont empressés de répondre présents. L'artiste, très ému et très content d'avoir pu aider les pauvres, a remercié ses concitoyens et a promis de continuer à œuvrer pour le bien-être de tous, en s'impliquant dans toute action qui pourrait améliorer la situation des milliers de familles plongées dans la misère. Un exemple à suivre…