Par Hiba Sérine A.K. Augmentation des prix des produits alimentaires, baisse du billet vert et les matières premières prennent l'échelle. Emeutes de la faim et déstabilisation sociale menacent de plus en plus des dizaines de pays. L'envolée des prix de l'or noir fragilise les plus démunis, plonge dans la crise les plus vulnérables et n'épargne même plus les Occidentaux censés être à l'abri. Les spéculateurs sont devenus le bouc émissaire de ce troisième choc pétrolier. Mais ils ne sont pas les seuls à en profiter. Le baril de brut flambe, les consommateurs trinquent. En Egypte, au Maroc et dans une douzaine de pays africains les manifestations ont pris une tournure politique et les gouvernements colmatent les brèches en puisant dans la caisse pour endiguer les émeutes de la faim. En France et en Espagne ainsi qu'au Portugal les marins pêcheurs et les routiers dénoncent les taxes de l'Etat, l'UFC-Que choisir s'en prend aux profits de Total, Nicolas Sarkozy accuse les spéculateurs, certains politiques reprochent aux pays producteurs de ne pas pomper assez dans leurs réserves. Bref, chacun se renvoie la responsabilité. Pendant ce temps, les pays du Golfe, qui représentent à eux seuls 40% des ressources pétrolières de la planète, frôlent l'indigestion. La manne des pétrodollars dote les fonds souverains d'une force de frappe colossale. Mais les émirs ne sont pas les seuls à en profiter. Les caisses pleines des pays producteurs 1000 milliards de dollars. Oui, vous avez bien lu ! Le trésor de guerre engrangé par les pays producteurs de pétrole en 2007 est colossal. Et encore, l'année dernière, le prix du baril s'échangeait en moyenne autour de 70 dollars "seulement" ! Depuis, il a dépassé les 130 dollars, et les rois du pétrole n'ont jamais si bien porté leur nom. En cinq ans, le prix de l'or noir a été multiplié par 6, faisant littéralement exploser leur tiroir-caisse. A eux seuls, les membres du Conseil de Coopération du Golfe (CCG : Arabie Saoudite, Emirats arabes unis, Bahreïn, Qatar, Koweït, Oman) ont engrangé l'an passé, grâce aux exportations de pétrole, la bagatelle de 250 milliards d'euros.L'Arabie Saoudite vient d'accepter d'ouvrir un peu plus ses vannes. Mais il ne faut pas se leurrer : la flambée des prix actuelle n'est pas une incitation à produire davantage. Au contraire, "la meilleure façon pour eux de valoriser leurs réserves, c'est de produire moins pour garder des capacités sous le coude quand le brut vaudra bien plus cher encore, tout en investissant judicieusement le produit de cette manne sur les marchés financiers", explique l'économiste Frédéric Lasserre, de la Société générale au Nouvel Observateur. En rejoignant l'OPEP, l'Angola vient de facto de s'imposer un seuil limite de production. Difficile de lui donner tort. Car la plupart des pays producteurs sont cette fois bien décidés à rompre avec cette "malédiction de la rente des matières premières", selon l'expression de l'économiste Philippe Chalmin. Pas question de réitérer les erreurs des années 1970, marquées par un gaspillage, une corruption et un laxisme budgétaire catastrophique. Aujourd'hui, une partie des revenus pétroliers sont cantonnés dans des fonds gérés par les Etats, les fameux fonds souverains censés préparer l'"après-pétrole " .L'Algérie consciente de la non pérennité du produit fossile a, elle aussi, thésaurisé dans les fonds souverains. De la Norvège à la Russie en passant par le Koweït, les principaux producteurs en ont créé. Une force de frappe financière considérable. Parmi les plus offensifs, les pays du Golfe, en plein boom économique et financier, veulent entrer de plain-pied dans la mondialisation. En Bourse, le prix des actions est au plus bas. Les émirs font leurs emplettes et profitent des soldes. Le fonds souverain d'Abu Dhabi a ainsi acquis, l'an dernier, 4,9% de la première banque mondiale Citigroup, étrillée par la crise des subprimes. Dubaï International Capital (DIC), entré l'an passé dans EADS, vise "cinq investissements majeurs en Europe". Et ce n'est qu'un début. Et en Europe s'inquiète des conséquences. D'ici deux ou trois ans, on va découvrir que les plus grandes entreprises occidentales sont entre les mains des fonds d'Arabie Saoudite ou du Qatar. Les profits record des compagnies pétrolières 27 milliards d'euros engrangés par Exxon Mobil l'an passé, 18 milliards pour Shell, plus de 12 milliards pour Total. Si on y ajoute les bénéfices de l'américain Chevron, les profits des quatre majors dépassent, pour 2007, 65 milliards d'euros. Est-ce bien raisonnable ? L'UFC-Que choisir est repartie à la charge en accusant Total de se sucrer au-delà du raisonnable sur le raffinage du diesel : "La marge qui mesure la rémunération du raffineur pour ses coûts et ses profits a été multipliée par 2,4 en quatre mois et par plus de 6 en dix ans", dénonce l'association de consommateurs. Le Européens ne sont pas les seuls à vouloir mettre les "goinfres" au régime. Aux Etats-Unis, le candidat démocrate Barack Obama a lui aussi répété durant sa campagne qu'il était favorable à la taxation des profits des compagnies pétrolières. L'accusation fait mouche. Mais est-elle pour autant légitime ? Difficile de faire pleurer sur le sort des pétroliers comme Exxon-Mobil ou Total. Mais la multinationale défend ses bénéfices, qui ne progressent plus depuis deux ans. Explication : la flambée des coûts de production, qui grimpent en moyenne de 15% par an. Exemple : l'installation d'une plateforme offshore en Angola qui coûtait 2,6 milliards d'euros en 2003-2004 en vaut aujourd'hui le double. "Les bénéfices des sociétés d'exploration augmentent bien plus que les nôtres !" jure un cadre financier de Total. Les marges des pétroliers, de l'ordre de 7% à 8%, n'ont rien d'exceptionnel, plaide-t-on chez Total. Ultime argument, le meilleur sans doute : la nécessité d'investir. L'accès aux ressources est de plus en plus difficile, de plus en plus coûteux. Or les majors n'ont accès qu'à 15% des réserves de la planète; les trois quarts sont détenues par les entreprises publiques des pays producteurs, de moins en moins désireux, eux, de partager cette manne. "Pour les majors, l'augmentation du prix du baril n'est pas une bonne nouvelle, résume Frédéric Lasserre, de la Société générale, car il rend l'accès au pétrole de plus en plus difficile." Du coup, leurs stocks s'appauvrissent et leurs "capacités de remplacement", qui font la valeur d'une compagnie pétrolière, diminuent. D'où la nécessité d'investir aussi dans des énergies de substitution. La fièvre des spéculateurs Quelle est la responsabilité des "vils spéculateurs" dans la flambée du baril ? C'est la question à 130 dollars ! "Impossible de répondre sérieusement, personne n'en sait rien", affirme Frédéric Lasserre à l'Afp. Seule certitude : les fonds spéculatifs qui se tournent massivement vers les matières premières influencent forcément le prix du brut. Mais les experts restent partagés sur leur poids réel. Combien de millions de barils s'échangent chaque jour dans le monde ? Impossible à mesurer. Du coup, les experts sont partagés. Les uns sont convaincus que le poids des marchés reste marginal. "La spéculation, c'est l'écume de la vague", affirme Philippe Chalmin, spécialiste des matières premières. "C'est la fièvre du malade, pas la maladie elle-même", ajoute Moncef Kaabi. Pour ce spécialiste du pétrole, contrairement à l'époque de la guerre du Golfe, c'est aujourd'hui un choc de la demande que le monde affronte, et non plus une crise de l'offre. Tant que la demande restera alimentée par la frénésie asiatique et indienne, aucune chance qu'à long terme le pétrole baisse durablement. En face, d'autres économistes, plus rares, restent convaincus que cette flambée est artificielle, alimentée, pour l'essentiel, par les spéculateurs, et ils tablent à moyen terme sur une baisse : " Il n'y a aucune pénurie de pétrole, l'offre reste supérieure à la demande, affirme ainsi Chakib Khelil. La menace de baisse de production, ça fait trente ans qu'on en parle. Cela ne repose sur rien. " La demande de brut progresse régulièrement, sans réel à-coups depuis dix ans, à un rythme annuel de 2%. Et pour l'instant la production n'a pas décru. N'empêche. Il faudra trouver plus de 10 millions de barils supplémentaires par jour d'ici à 2015 pour étancher la soif de brut de la planète. Où se trouvent-ils ? Au Venezuela, au Nigeria, devenu sans doute l'un des pays les plus dangereux au monde. Au Canada enfin, où l'exploitation des sables bitumineux pose d'énormes problèmes environnementaux. Il y a aussi l'Iran, l'Irak... Rien d'étonnant à ce que les marchés financiers anticipent des difficultés... TVA, TIPP, une manne pour les Etats Européens Le grand gagnant de la hausse est indiscutablement l'Etat. Particulièrement en France, qui reste, avec la Grande-Bretagne, l'un des pays où le pétrole est le plus lourdement taxé. "Les consommateurs souffrent, mais l'Etat en profite largement, bien plus même que les pays producteurs", résume Marc Touati au Nouvel Observateur. En France, à 1,50 euro le litre, le pays producteur perçoit 45 centimes, la compagnie pétrolière 8,5 centimes, et les finances publiques, via la TVA et la TIPP, de 70 à 85 centimes ! "Encore faudrait-il ajouter les impôts sur les sociétés", glisse-t-on chez Total questionnés par Le Point. Faut-il pour autant distribuer primes et compensations, comme l'Etat l'a fait avec les marins pêcheurs ? Nécessité a fait loi. Mais maintenant la boîte de Pandore est ouverte. Très logiquement, les routiers ont pris le relais. Et ils ne seront pas les derniers. Or la plupart des spécialistes en énergie s'accordent à le dire : cette flambée du pétrole est douloureuse, mais souhaitable. Pour l'expert Jean-Marc Jancovici interrogé par Les Echos, il n'est d'ailleurs toujours pas assez cher. "Un prix du baril élevé est le meilleur rappel que le pétrole est rare, sale, qu'il faut l'utiliser avec parcimonie, et développer des solutions alternatives", affirme Moncef Kaabi, spécialiste du pétrole. Des évidences, oui, mais que chacun s'était empressé d'oublier il y a dix ans, quand le baril s'était effondré à 10 dollars et des pays comme l'Algérie ont connu des saignées à blanc. Depuis, son prix a été multiplié par 13 et la course aux énergies de substitution bat son plein. Après tout, c'est bien au moment du premier choc pétrolier que plusieurs pays occidentaux se sont dotés de parcs nucléaires. L'Algérie et certains pays arabes y pensent maintenant. Mais le nucléaire a aussi sa fin et après…