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"Un accord ferait disparaître 130 milliards de dollars de droits de douanes dans le monde" Pascal Lamy, directeur général de l'Organisation mondiale du commerce lors d'une conférence de presse à Genève (Suisse)
Pourquoi les négociations ont-elles échoué cette semaine à l'Organisation mondiale du commerce (OMC), après neuf jours d'intenses discussions? Pascal Lamy: Nous avions un pont de vingt pièces à construire pour franchir la rivière et arriver à la fin de ce long chemin qu'est le Cycle de Doha. Dix-huit ont été assemblées. Nous sommes tombés sur le dix-neuvième, la question de sauvegarde, destinée à protéger les pays en développement au cas où leur agriculture serait fragilisée par les importations dans des situations exceptionnelles. Nous avons échoué de manière inattendue, et sous-estimé la charge politique qu'il y avait derrière ce problème apparemment technique de calibrage. Les pays développés ont utilisé pendant des années ce type de sauvegarde, y compris en matière agricole. Les pays en développement voulaient eux aussi pouvoir en bénéficier. - Les Etats-Unis ont semble-t-il buté sur les exigences de l'Inde en la matière... - La question est de savoir si on parle d'une ambulance ou un taxi. La clause de sauvegarde ne peut s'exercer en situation de commerce normale. Or si elle devient actionnable trop souvent, elle ressemble davantage à un taxi. Ces deux pays n'avaient pas la même définition de l'ambulance et du taxi. La question est maintenant de savoir si l'on arrive à remettre les choses au clair, ou non. - Dans quel délai? - Ce pourrait encore être cette année, je ne veux pas l'exclure, mais il est trop tôt pour le dire. Il faut laisser la poussière retomber. Nous avons clairement subi un échec. Cela dit, depuis, il s'est passé deux choses, inattendues elles aussi. D'une part, les Etats-Unis et l'Inde n'ont pas échangé de noms d'oiseaux dans les trois jours qui ont suivi l'échec, contrairement à ce qui s'était passé à chaque plantage de ce type. Souvenez-vous des réunions de Seattle, Cancun ou Potsdam... D'autre part, tous les membres ont dit, aux deux assemblées qui se sont tenues depuis mardi, qu'il ne fallait pas jeter l'éponge, que le cycle n'était pas mort. Ils veulent préserver ce qui est sur la table. - Justement, qu'y a-t-il sur la table? - Prenez l'accès aux marchés industriels, qui est un sujet essentiel pour certains pays. Il y a des réductions tarifaires dans les marchés qui les intéressent. C'est du business en plus! Même en matière agricole, sujet dans lequel beaucoup se considèrent toujours comme une forteresse assiégée, il y a pour elle en matière de produits transformés (ce que l'Europe exporte), des réductions de droits de douane sur des marchés intéressants. Les services, autre sujet majeur pour certains européens, ont avancé. - Sur les services financiers en particulier? - Sur l'ensemble. Avant, on parlait essentiellement de télécoms et de finance. Aujourd'hui, il y a aussi les services à l'environnement, énergétiques, informatiques. Globalement, pour l'Europe, il y avait clairement du plus sur la table. Evidemment, il y a un prix à payer en matière de subventions et de tarifs douaniers agricoles. La ministre suisse l'a dit très courageusement et honnêtement. - Le Cycle de Doha repose sur le principe de l'engagement unique: rien n'est acquis tant que tout n'est pas acquis. Comment sécuriser les avancées de cette semaine? - Les membres, y compris les Américains, ont dit que ce qui a été mis sur la table y reste. Politiquement, dès lors que personne ne retire ce qu'il a donné, il y a une masse critique qui commence à apparaître. Elle doit être suffisamment équilibrée pour que les membres souhaitent la garder. Cependant, juridiquement, rien n'est acquis. - Et rien ne peut être appliqué... - Non. L'élimination des subventions agricoles est sur la table depuis novembre 2005. Aucun Etat n'a annoncé vouloir renégocier cela. Personne n'a dit non plus qu'il ne faisait plus de subventions agricoles en attendant la conclusion du cycle. - Pourquoi ne pas renoncer à Doha pour faire avancer ce qui est acquis? - C'est une idée intéressante, mais très académique. L'engagement unique est lui-même le résultat d'une négociation très compliquée. Si on commence à en retirer des parties, l'équilibre du mandat est remis en cause. C'est comme des Mikado. Un bâton ici, un bâton là. Si on en retire un, tout s'effondre. Je reconnais que c'est une méthode de négociations qui mérite réflexion. - Y a-t-il eu des avancées en matières d'indications géographiques et autres appellations d'origine contrôlée (AOC) auxquelles la Suisse et la France ou l'Italie tiennent beaucoup, mais qui ne font pas partie de Doha? - Du travail a eu lieu. C'est une question effroyablement technique: avons-nous besoin d'un dispositif juridique multilatéral pour protéger des indications géographiques? Les opposants soutiennent qu'on peut le faire autrement. Le débat n'est pas de savoir s'il faut protéger une AOC ou non. Mais sur la façon de le faire. - Qui subit le plus cet échec? - Tout le monde, même si en proportion les pays les plus pauvres vont plus perdre que les autres. J'ai calculé qu'un accord ferait disparaître plus de 130 milliards de dollars, au minimum, de droits de douane dans le monde. - Cela ne fait que 0,1% du produit intérieur brut mondial... - Il ne faut comparer ce chiffre au PIB, mais aux droits de douane existants. Cela en représente une bonne part! Mais l'essentiel n'est pas là. L'échec intervient alors que le protectionnisme se réveille, au moins psychologiquement. - Les accords bilatéraux se multiplient. Ils pourraient remplacer le multilatéralisme en panne à l'OMC? - Pas du tout. Les pays en développement savent très bien que dans ce type de discussions bilatérales, ils ne tiennent pas le couteau par le manche. Les accords bilatéraux se multiplient parce qu'il y a beaucoup plus de pays qui sont susceptibles d'y entrer qu'il y a trente ans. En outre, ces accords ne sont pas en si bonne forme que cela. Regardez les négociations Europe-Mercosur en Amérique latine, les Etats-Unis et la Colombie, ou même la Suisse et les Etats-Unis... Il y a une différence entre l'annonce de négociations bilatérales et leur conclusion. En outre, ils n'abordent pas des dossiers aussi importants que les subventions agricoles ou les mesures anti-dumping, traités à l'OMC. - Il semble que la Chine ait, pour une fois, été représentée dans une réunion ministérielle. Quel type de négociateur est-elle? - (Rire). La presse occidentale entretient cette légende que la Chine était absente. Ce n'est pas le cas. Elle ne négocie pas au balcon, comme le font l'Inde, le Brésil, l'Afrique ou l'Europe et même les Etats-Unis. Prenez le chapitre 3 de "L'Art de la guerre" de Sun Tze. Remplacez "guerre" par "négociation", et vous comprendrez comment la Chine négocie. Elle tient beaucoup à l'OMC et à son système de règles commerciales, qui ne traitent pas les pays à la tête du client. Elle veut bénéficier de cette police d'assurance anti-protectionnisme. - Cette semaine, les paysans, en Europe, ont crié au loup, mais n'ont pas cassé les grilles de l'OMC comme ils l'auraient fait il y a quelques années. Cela vous étonne? - Les paysans ont compris, je l'espère, que l'OMC n'est pas une espèce de furie qui veut tout libéraliser tout le temps. Ils ont bâti tout un discours qui dit qu'elle concerne l'alimentation ou les paysages, et qu'on ne peut la traiter comme le reste. J'espère qu'ils ont compris que c'est le cas: après ce cycle, s'il aboutit, l'agriculture restera beaucoup plus subventionnée et plus protégée qu'aucun autre secteur de l'économie dans le monde, trois à quatre fois plus que l'industrie. Crier au loup, n'est pas toujours la meilleure manière de défendre ses intérêts, même légitimes. Correspondance particulière de Yahia Bélaskri (Radio France Internationale) à Genève