Alors que six patients ont été évacués par avion militaire ce matin, le cri d'alarme du chef des urgences de l'hôpital de Mulhouse Quand il a pris la « chefferie » du service, en janvier dernier, celui-ci était « à terre » après des années de conflits et de luttes intestines : une vingtaine de médecins avaient rendu leurs blouses en l'espace de quelques mois seulement ; l'équipe avait vu défiler sept patrons en neuf ans, tous en étaient repartis « essorés ». Le Dr Marc Noizet était pourtant loin d'imaginer l'ampleur de la crise qui l'attendait. Les urgences de l'hôpital de Mulhouse ont pris la vague du Covid-19 « en pleine gueule », dixit un soignant, et le plus dur est peut-être à venir. Le Haut-Rhin est le département français le plus touché avec 700 cas répertoriés mardi 17 mars à 15 heures, selon le dernier décompte de l'agence régionale de santé du Grand-Est (ARS). « Les choses ne s'améliorent pas du tout, le flot d'hospitalisations ne tarit pas dans un hôpital saturé, en réanimation mais pas seulement », soupire ce médecin. « Pour la réa, nous avons organisé il y a quelques heures nos premiers transferts vers Nancy et Strasbourg, car malgré les lits supplémentaires que nous avons pu libérer, tous étaient pris ici. Pour les patients se trouvant dans un état sévère mais non critique, c'est la même chose : les 150 lits dédiés au coronavirus sont occupés à l'heure où je vous parle. » Alors, lui et ses équipes cherchent des solutions. Tous azimuts.
Nous sommes vraiment à l'épicentre de la crise La clinique (privée) du Diaconat doit mettre des lits supplémentaires à disposition, ce mercredi, et quelques petits hôpitaux de la région vont également aider l'hôpital central. Seul motif de soulagement, à cette heure : l'annonce télévisée, par le président de la République, de la création d'un « hôpital de campagne » déployé par le Service de santé armées, « en Alsace ». On sait désormais qu'il sera installé à proximité de l'hôpital de Mulhouse et opérationnel « dans quelques jours ». « Une bonne nouvelle, car c'est là que ça se passe pour l'instant ; nous sommes vraiment à l'épicentre de la crise », réagit le Dr Noizet. « Une offre de soins supplémentaire avec, je l'imagine, des moyens nouveaux en réanimation : ce sera vraiment pour nous une bouffée d'oxygène, car tout le monde l'a bien compris, la réanimation est un enjeu vital dans cette crise majeure », souligne l'urgentiste.
Épuisement des troupes, infection de soignants Autre chose l'inquiète, « un phénomène vécu et bien décrit, en Chine et en Italie » : l'épuisement des troupes, ajouté aux infections au sein des équipes. « La troisième semaine est la plus difficile à passer et nous y entrons. Le travail en confinement, avec un équipement de protection contraignant et des services constamment pleins, c'est harassant. Les malades sont inquiets et comme les visites sont interdites, ils demandent beaucoup. Et puis, il y a la mort, la mort sans personne. Les gens meurent seuls et c'est excessivement éprouvant pour le personnel, constamment sous tension. » Conscient de l'abattement qui guette, la direction de l'hôpital vient de décider, plutôt que d'ouvrir de nouvelles unités, d'affecter le personnel encore disponible par ailleurs aux structures déjà mises en place « pour permettre à ceux qui sont en première ligne de souffler un peu ». Avec le Dr Yannick Gotwalles, son homologue de l'hôpital de Colmar, Marc Noizet avait lancé ce week-end un cri d'alarme. Un mail sec et glaçant adressé à quelques confrères de la société des médecins urgentistes, des Samu de France, de la Direction générale de la santé et de l'université. Révélé par Le Point, cet « appel » a fait le tour de France et eu l'effet d'un électrochoc. « Les jours précédents, plusieurs collègues m'avaient contacté pour me demander pourquoi je m'agitais autant ; ils ne me prenaient pas au sérieux quand je leur disais que nous allions tous devoir affronter une catastrophe majeure. Je me suis dit : ils n'ont pas compris ce qui se passe, ce qui va leur arriver. J'ai voulu les convaincre qu'il fallait absolument qu'ils profitent du court répit qu'il leur restait pour se préparer. J'ai voulu leur dire : ne vous laissez pas happer comme nous l'avons été ; profitez de chaque minute, de chaque heure, de chaque jour qui vous reste pour mettre les moyens en place et être au taquet ! Car ici, nous sommes sous l'eau et c'est dramatique, nous devons nous réinventer chaque jour avec les moyens du bord. » Le message a porté et, aujourd'hui, il ne viendrait à l'idée de personne, dans la petite communauté des urgentistes, de soupçonner le collègue mulhousien de céder à « l'agitation médiatique ».
Je m'étais préparé à plein de choses, dans ma vie, mais pas à ça Il le dit sans faux-semblant : « Je m'étais préparé à plein de choses, dans ma vie, mais pas à ça. Je suis diplômé en médecine de catastrophe. La mort brutale, fatale, je l'ai côtoyée en d'autres occasions ; on se donne à fond trois ou quatre jours, puis on rentre chez soi avec le sentiment du devoir accompli, même si c'est rude moralement. Là, c'est autre chose : une épidémie, une catastrophe sanitaire dont on ne maîtrise ni le début, ni la fin, ni les tenants, ni les aboutissants. Aucun plan n'avait été imaginé pour faire face à une telle situation ; on le voit bien, rien n'avait été prévu. On a une responsabilité sur le cours des événements. La transmission du virus ? On n'a pas été bons là-dessus. L'offre de soins ? On n'était pas prêts… » « On sera la génération Coronavirus, il y aura un avant et un après et les cicatrices seront profondes », prédit encore ce médecin de 51 ans. « La grande leçon que l'on tirera de tout ça, quand on aura sorti la tête de l'eau, c'est cette capacité que nous avons eue à déployer une énergie considérable pour prendre les gens en charge et les soigner. Nous vivons depuis quinze jours des moments de cohésion exceptionnels. DImanche soir, je cherchais des moyens pour transférer des patients ; un anesthésiste, qui terminait sa journée de travail, s'est spontanément proposé pour s'en occuper. Aussitôt, deux médecins et deux infirmiers pompiers se sont proposés pour constituer les équipages. Des chirurgiens sont venus me voir et m'ont dit : Demande-nous ce que tu veux, on trouvera les solutions. La solidarité qui s'exprime en ce moment dépasse tous les clivages, toutes les différences, toutes les rancœurs passées et, ça, c'est magnifique. »
L'énergie du désespoir On le croirait saisi de l'énergie du désespoir. « J'ai découvert des volontés que je n'imaginais pas, des capacités insoupçonnées. On a été capable de mettre en place, en quelques heures, des choses dont on parlait depuis des mois, avec le secteur privé, entre collègues de culture et de spécialités différentes. » Il ajoute : « Cette capacité de transformation dans l'adversité, c'est une chance pour notre système qui en sortira grandi ; pour notre hôpital qui en sortira transformé ; pour nos liens qui en sortiront raffermis et transfigurés. » Il dit encore : « On ne se parlera plus de la même façon, on aura vécu ça ensemble. » Soudain, le débit se ralentit, son visage se rembrunit, il s'excuserait presque – un comble : « Certains diront que j'en fais trop, mais dans des situations aussi difficiles, on se raccroche à tout ce qui peut donner un peu d'espoir. »
Un hôpital de campagne, c'est quoi ? Le service de santé des armées va déployer un « élément militaire de réanimation » d'une capacité de 30 lits afin de soulager les structures publiques du Grand Est. L'une des premières annonces du président de la République dans son discours du lundi 16 mars a été le déploiement d'un hôpital de campagne du service de santé des armées (SSA) en Alsace (Grand Est), où l'épidémie de coronavirus est beaucoup plus grave que dans le reste du pays à ce stade. Plus tard dans la soirée de lundi, le ministère des Armées a précisé (pour ne pas dire corrigé) l'annonce présidentielle en expliquant qu'un « élément militaire de réanimation du SSA » allait être créé et mis à disposition des autorités sanitaires. Cet « EMR-SSA » est une « structure médicale modulaire sous tente dédiée à la prise en charge de patients Covid-19, armée par du personnel médical des armées, et dont la capacité est de 30 lits de réanimation », afin de soulager les structures publiques dans la région. Le lieu précis de déploiement de cette structure n'a pas encore été précisé, il est en cours de définition par la Direction générale de la santé.
Des avions militaires transformés en ambulance Par ailleurs, pour assurer le transport de patients touchés par le Covid-19 sur le territoire métropolitain, mais aussi depuis l'outre-mer, « un ou plusieurs » modules Morphée seront mis à disposition. Il s'agit de kits permettant de transformer les avions de transport ou les avions ravitailleurs de l'armée de l'air en avions sanitaires. Chaque kit Morphée permet de transporter jusqu'à une dizaine de patients intubés et ventilés. Le but : utiliser pleinement les hôpitaux de l'ensemble du territoire, alors que l'épidémie touche les régions et les territoires avec une intensité différente. Le SSA suit aujourd'hui encore les principes de « médicalisation de l'avant » et de « chirurgicalisation de l'avant » du baron Larrey, stratège médical des armées napoléoniennes. Dans ses standards, l'Otan préconise pour un blessé l'accès à un infirmier (medic) dans les dix minutes, à un médecin dans l'heure et à un chirurgien dans les deux heures. Le service de santé des armées a pour première mission le soutien médical des armées, en opération comme dans leurs bases. Il participe au service public hospitalier via ses huit hôpitaux d'instruction des armées, dont cinq (Begin à Saint-Mandé, Percy à Clamart, Laverau à Marseille, Sainte-Anne à Toulon et Clermont-Tonnerre à Brest) « sont aptes à recevoir des patients infectés, qu'ils soient civils ou militaires », précise une porte-parole du SSA. « Comme tous les hôpitaux, nous armons des lits supplémentaires en réanimation pour faire face », précise-t-elle encore. Les trois autres hôpitaux (Desgenettes à Lyon, Robert Picqué à Bordeaux et Legouest à Metz) envoient des médecins et du personnel soignant dans les hôpitaux civils avec lesquels ils sont habituellement en coopération.