« Le feu engendre la cendre. » Proverbe maghrébin Les graves évènements qui se déroulent, et se succèdent, en Algérie, relèvent désormais, par leur récurrence, et leur outrance même, de la banalité. De celle qui n'émeut plus, qui n'indigne plus, et même qui lasse. Le phénomène sociétal qui en découle, et qui est d'autant plus grave, pour notre propre hygiène morale collective, est que nous sommes devenus incapables de réaction à ce qui sape pourtant, sûrement et irrémédiablement, les fondements même de notre nation La grave situation qui prévaut aujourd'hui, dans cette Algérie meurtrie, nous interpelle sur une des attitudes qui nous caractérisent, depuis que le régime a entamé en nous tout esprit citoyen. Ou plus bêtement le sentiment même de notre lente déchéance. Ce sont les réponses de Chakib Khalil aux journalistes qui l'interpellaient au sujet de l'affaire Sonatrach qui ont choqué ma conscience profonde, comme un coup de boutoir sur un mur rongé d'humidité :« Effectivement, ceci n'est pas du tout normal, mais sachez qu'il existe beaucoup de choses qui fonctionnent de façon anormale ! Je ne me suis jamais senti visé dans cette affaire, ni moi ni le CLAN présidentiel » Ce Ministre, naturalisé Américain, dont on dit qu'il fut un « assassin financier » en Argentine, avant de venir sévir dans notre pays, où il est devenu le ministre le plus important, sait de quoi il parle. Parce qu'il est au cœur d'un régime parmi les plus prédateurs, et les plus corrompus de la planète. Mais le fait qu'il franchisse ainsi le pas, et qu'il reconnaisse publiquement que l'Algérie est dirigée par des clans, et que l'affaire Sonatrach qui défraie aujourd'hui la chronique est relativement banale, malgré sa gravité, parce qu'il y a bien d'autres affaires du même genre, et même pires, montre à quel point ce régime nous méprise, à quel point il ne craint même pas de nous jeter ses propres turpitudes à la face. Parce que nous ne sommes plus dignes de respect. Parce que nous avons accepté, sans broncher, à part nous entretuer, qu'ils pillent nos richesses sans la moindre vergogne, qu'ils créent des groupes islmaistes pour nous égorger, violer nos femmes et nos enfants. Parce que nos journalistes leur lèchent les bottes, et même qu'ils geignent de plaisir lorsqu'ils leur envoient un coup de pied dans les gencives, parce que nos intellectuels ont massivement démissionné, et même qu'ils tentent désespérément d' entrer dans les cercles mafieux, ô combien enviables, qui nous broient et nous pressurent. Parce que la population, dans sa quasitotalité est devenue une foule moutonnière, qui bêle des « Djeich chaab maak ya tartempion », qui entre en transes pour un match de foot ball pendant qu'elle ne cille même pas à sa propre mise à mort, parce que les Algériens ne sont plus obnubilés que par le désir de construire une bidonvilla, de rouler carrosse, et de faire partie de la famiglia. Nous sommes gravement atteints. Le régime, depuis Benbella jusqu'à Bouteflika, et en comptant tous les malfaiteurs galonnés qui jouaient sur du velours, derrière leur risible façade républicaine, nous a innoculé le pire virus qui soit: Celui de l'indignité! Car c'est être indigne que de ne pas porter secours à sa nation qu'on tue, à cet avenir de ses propres enfants. Nous sommes gravement infectés! Parce que nous avons annihilé en nous, comme un organe douloureux qu'on anesthésie, la perception de l'odieux. Comme si à force d'être imprégné de l'air du temps, de celui qui règne en Algérie, et que nous respirons à pleins poumons, jusqu'au moindre recoin de nos rêves, nous avons débranché la prise. Nous ne sommes plus ! Si ce n'est aveugles, sourds et muets. habités d'une désillusion têtue. pratiquant à chaque minute de notre vie un suicide à répétition de l'être. Plus rien de ce qui nous entoure, si ce ne sont les petits soucis matériels, ne nous concerne vraiment. Nous assistons, avec une vraie indifférence, à notre propre mise à mort, à celle de nos rêves. Ou bien alors, chacun d'entre nous, lorsque la colère l'envahit, pour un motif ou un autre, se fait la langue sur le peuple : « hadha chaab, hadha ? » Et c'est tout le peuple qui dit ça de tout le peuple. Nous subissons un processus de pourrissement. Notre conscience endormie ne saisit plus les signes de la décrépitude. Parce que la pourriture est un phénomène progressif. Rien ne pourrit subitement. Cela dégénère lentement mais inexorablement le tissu. C'est cela qui nous ronge et qui finira par nous faire mourir. Nous croyons tous que le salut est dans le repli sur soi, dans sa petite cage, au milieu de sa petite basse-cour, dans ses petites habitudes. Et nous assistons, encore et encore, jusqu'à ce que mort s'ensuive, à un énième viol de notre dignité. Par de vilains petits despotes, pétants de suffisance, qui nous toisent comme autant d'agneaux et autant de génisses. Ces chapons qui se prennent pour des aigles, dont la petitesse d'âme n'a d'égale que leur courte vue sont rois au pays des esclaves. Ces gens là ne penseront jamais à planter un platane ou un chêne, parce que ces essences ne poussent pas assez vite pour eux. Ils ne font rien dont ils ne pourraient profiter dans l'heure et sur le champ. Ils n'ont pas de rêves. trop peu pour eux qui sont sortis de rien, et qui se pavanent dans la Cour des rois. Et encore moins de visions. C'est pour les visionnaires ces trucs. Ils ne voient pas au bout de l'horizon et pour eux l'instant présent consiste juste à se ménager du plus, de l'encore plus. De ce qu'ils ont déjà. De qu'ils veulent avoir encore. Plus de pouvoir, plus d'argent, plus de mandats, plus de gloriole. Un minaret qui touche aux nuages, et des autoroutes qui conduisent au compte bancaire suisse. Et si d'aventure ils parviennent à se hisser un peu au dessus de leur cloaque parfumé à l'insecticide, c'est pour se voir eux-mêmes du haut de leur tas d'excréments, dans une autre perspective, qu'ils croient toute de grandeur. Ils se voient même dans l'autre vie, reçus en grand apparat par le créateur himself, pour lui avoir construit la plus grande mosquée après la Mecque. L'équivalent d'un petit microbe niché dans un mastodonte, par rapport à notre minuscule planète. Ou alors, ils se voient, sous les feux des flashes, recevoir le tant désiré prix Nobel. Eux ! Toujours eux ! Ils ne voient qu'eux. Ou, à la limite, leurs frères et leurs rejetons. Et pour se donner bonne conscience, ils se nourrissent de l'idée saugrenue qu'ils sont des hommes providentiels pour ce pays. Qu'il ne peut pas y en avoir d'autres après eux. Qu'ils voudraient bien être immortels pour garder la barre. Et dans un instinct animal de conservation de la race, comme pour faire une prolongation d'eux-mêmes, après cette satanée mort, ils s'acharnent à nous imposer leur engeance, ou à défaut, leur fratrie. Ils sont dans un tel état de pure schizophrénie, qu'ils ne comprennent pas qu'on puisse leur demander de passer la main. A leurs yeux, et en toute bonne foi, nous ne pouvons être que des moutons ou des ingrats. Ils ne font rien de mal si ce n'est de sauver la république. Leur république. Tout ce qu'ils font de la main gauche, au détriment de ce pauvre pays, est ignoré totalement de la main droite, dont ils ne se servent d'ailleurs que pour se goinfrer. En bons musulmans! Ils ont un mode de fonctionnement ambivalent. Binaire. Toutes les forfaitures, les scélératesses, les crimes qu'ils commettent sur la chair vive même de cette nation, glissent sur leur conscience comme de la pluie sur le plumage d'un canard. Comme si leur action morbide allait de soi. Comme s'ils ne pouvaient rien faire d'autre que d'obéir à un contexte, à un environnement, à une force inexorable. Ils se consultent, se neutralisent, rusent les uns avec les autres, forment des alliances, les défont, en forment d'autres, se font des concessions, des cadeaux royaux, se décorent les uns les autres, se congratulent, se font, les encore vivants aux déjà morts, de vibrantes oraisons funèbres, avec des larmes dans la voix, croisent leurs enfants les uns avec les autres, pour obtenir des races sélectionnées de forbans, se font fabriquer des petits enfants qui sont cousins, et se tapent ou se tirent dans le dos. Corleone, à côté, c'est un wlid famila. Lorsqu'ils viennent à nous, comme le taureau va à la vache, avec des préliminaires baveux, c'est pour nous haranguer, avec un langage de maquignon, pour nous mentir, pour nous leurrer, pour nous demander de les applaudir, de les saluer, de leur marquer notre reconnaissance. Ils nous parlent avec leur main gauche. Celle qui nous trousse et nous détrousse. Notre malheur est que nous répondons exactement à ce qu'ils attendent de nous. Et s'il arrive que nous ruions dans les brancards, juste pour effaroucher quelque tique qui tire un peu beaucoup sur la pompe, parce qu'ils nous sortent plein de bulletins de vote que nous n'avons pas mis à l'urne, ou parce qu'ils estiment que nous n'avons pas fait le choix qui leur convient, cela ne va jamais bien loin. Nous faisons de bien timides ruades. Ou bien alors, nous nous entre-tuons, par nos enfants interposés. Pendant que les leurs, dans l'ambiance enfumée de leur jet set, caquettent sur le pays de papa, le héros qui brave les sauvages. Qui est obligé de les supporter, et de les nourrir, pendant que les chères têtes blondes se prélassent dans les palais qu'il leur a fait construire, dans le quartier le plus huppé de New York, de Caracas, de Cannes et d'ailleurs. Le reste du temps, en autistes intégraux que nous sommes devenus, nous slalomons artistiquement pour passer toujours à côté de ce qui nous concerne. Et lorsque des consciences se réveillent parmi nous, qu'elles tentent de s'exprimer, de se mettre en formation de combat pour tenter de ramener un peu d'humanité et un peu de justice parmi nous, comme ces mouvements syndicaux véritablement révolutionnaires qui ébranlent les assises même de ce régime mortifère, nous restons à distance respectable. Parce que nous ne parvenons plus à faire la jonction des choses de la nation avec notre petite existence. Il suffirait que les pétroliers fassent une grève de solidarité avec les syndicats libres pour changer le cours des évènements. Mais cela restera une idée farfelue. Une Algérienne, qui a bravé une multinationale, dans laquelle les barons du régime ont leurs dividendes, en est à ses deux mois de grève de la faim, et gardera toute sa vie les séquelles de sa longue privation, si elle ne meurt pas entretemps. Mais elle reste seule, malgré la solidarité de quelques rares conmpatriotes. La télévision algérienne n'en a pas parlé une seule fois. Et les journalistes de cette télévision, qui auraient pu avoir un sursaut de dignité, qui auraient dû monter au créneau, devant une telle ignominie, se terrent dans leur odieux silence. Le combat de Meriem est trop symbolique, pour être porté sur la place publique. Elle ne doit pas gagner, même s'il faudra, en catimini, lui remettre le double des indemnités qu'elle réclame. Et ainsi, à force de banalisation de l'odieux et de l'indigne, nous avons perdu jusqu'à la notion du savoir être. Parce que nous ne sommes plus ! Nous n'avons plus, ou si peu, de ce souffle qui pousse les peuples à l'avant garde de leur propre dignité. La structure même de ce qui fait un peuple et une nation, cet esprit qui ne meurt ni ne se disperse, et que retrouvent dans leur être profond, les générations à venir, s'est éteinte en nous, tout naturellement, . Par une lente progression de la pourriture. C'est, je crois, la pire de nos défaites. Il n'y a rien dans le destin d'un peuple qui soit une perte irremplaçable. Si ce n'est la conscience d'une appartenance commune, si ce n'est l'ardeur à faire face, ensemble, à l'adversité.