Constantine, ce jeudi 30 Juin 2011. Adossées au mûr mythique de la prison d'El Coudiat, face au cabinet du Wali et au sinistre CTRI, une poignée de femmes que personne ne veut voir est pourtant là. Venues défier ceux qui se pensent au dessus des lois de la république et surtout des lois divines et rappeler à ces citoyens constantinois qui ne daignent même pas marquer l'arrêt et saluer ces grands-mères, ces femmes sont là pour dire avant tout qu'elles n'oublieront jamais leurs enfants dits « disparus ». Cartons et photos usés en main, larmes refoulées, visages souvent exsangues, elle regardent dignement ce jeune homme qui les surveille, ce jeune homme dont elles auraient pu être la mère ou la sœur et qui n'est autre que l'agent « Houkouma » chargé de faire son rapport habituel sur ces sit in qui, je suppose font bien rire beaucoup de ces bachibouzouk des temps modernes qui devaient nous regarder du haut de leurs salons climatisés et dont certains nous ont rejoint à la fin avec leurs 4×4 stationnés sur le trottoir comme pour nous rappeler que la ville leur appartient. Je me souviendrai toujours de ces femmes en larmes et en sueur criant le long du boulevard et de toutes leurs forces : Ma Rahiche Bladna Eli Guetelt Ouladna[1] ! Ya Ouyahia Ya Kedhab Ouladna Mahoumche Irhab[2] ! Aujourd'hui beaucoup ont vieilli et n'espèrent qu'une chose, que justice leur soit rendue avant qu'elles ne rendent l'âme, elles veulent la vérité : Qu'avez-vous fait de « Ouladna » ? L'enfant laissé dans le ventre de sa mère lorsque ces hommes toujours « Houkouma » sont venus arrêter ce fils unique, ce soutien de famille ou ce mari, l'enfant a grandi et certains nous ont rejoint comme cette belle « Rayhana » qui n'a jamais connu son père et que toutes ces femmes sont venues embrasser. Pour des raisons peut être traumatiques les garçons ne se montrent jamais lors de ces sit in, même ceux qui avaient à peine 13 ans en 2000 suivaient les marches et les sit in de loin. C'est une fille de disparu disaient elles avec fierté et honneur ! Elle a 18 ans aujourd'hui. Elle dit qu'au Lycée, ses camarades ne savent pas ce que signifie « disparu », et lorsque je lui ai demandé si elle, le savait, Rayhana m'a répondu du haut de son bel âge et avec ces regard angélique de l'innocence et de la pureté : « El Amn », c'est eux qui ont pris mon père, pourtant ceux de « El Amn » que je vois sont si différents et je ne pense pas qu'il s'agisse des mêmes. Voilà pourquoi ils assiègent l'école, la réflexion, l'histoire et qu'ils criminalisent la liberté d'expression ! Que dire de cette noble grand-mère, la peau sur les os, le regard glauque, la gorge sèche, mais qui refusait de pleurer face aux murs du CTRI où, avec certitude elle répétait : « c'est ici qu'ils l'ont amené avant de le transférer à El Mansourah », H'bibi, mon fils unique. Il était enseignant, père de famille et sympathisant du FIS. Lorsque j'ai tenu vainement à lui arrêter un taxi, il faisait si chaud et à quelques mètres du sit in, là elle explosa en larmes, je ne veux rien ma fille me dit elle, les taxis de toutes façons ne vont pas au Guamass (quartier populaire connu), je veux juste savoir où se trouve mon fils. Il faut savoir qu'une rumeur à propos de prisons secrètes et donc de détenus vivants a été véhiculée par un ministre sans doute en état d'ébriété a eu l'effet d'une bombe parmi ces femmes, même après avoir démentie l'information, beaucoup de ces femmes sont convaincues qu'il y a des survivants. Enfin, j'ai pu parler aux épouses, celles qui ont du, en plus d'avoir perdu le mari, affronter le regard et les jugements de cette société lâche qui de tous les points de vue n'accepte pas de voir des femmes crier dehors, car autant pour les mères, l'hypocrisie ambiante s'accommodait de ces vieilles, pour ne pas dire de ces folles, autant pour les épouses et les sœurs parfois à peine âgées de 30 ans au moment des faits, le langage et les réflexes sont différents et connus. Jamais de me vie je n'ai vu des femmes aussi battantes, aussi fortes et aussi dignes, je refuse d'employer le terme debout définitivement débauché chez nous, elles ont vu les familles de disparus se nourrir de produits périmés récoltés à la poubelle municipale, elles ont subi les dépressions et les crises de leurs enfants sans père, elles ont eu à assumer parfois famille et belle famille, supporter les ratissages de minuit et les interrogatoires humiliants : « Où est votre mari ? » alors qu'il a été arrêté sur son lieu de travail comme le raconte cette femme qui n'avait même pas 30 ans lorsque le père de ses enfants, a été arraché à son atelier de Sonacome et embarqué avec les pires humiliations. Sa seule crainte était qu'on vienne tuer les enfants, elle ne dormait jamais avant l'aube et se souvient toujours de ce ratissage au cours duquel des policiers n'ont pas hésité à prendre les boucles d'oreille en or de sa fille, le seul bijou que la petite avait et sans doute offert par ce père qu'elle ne reverra jamais. Toutes les histoires sont aussi dramatiques les une que les autres, déchirantes et désarmantes, à vous couper le souffle et l'envie de vous regarder dans une glace. Pendant ce bref instant, nous nous sommes retrouvées, comme pour conjurer le sort à rappeler malgré tout la sainteté du lieu (les femmes ne sont-elles pas toutes sensibles aux saints protecteurs ?), à parler des révoltés capturés de cheikh Ahdah qui ont séjourné dans cette prison d'el coudiat ainsi que de cette mythique évasion de Mostefa Benboulaid qui a si bien connu ces murs hautains et silencieux devenus aujourd'hui symboles répression et de hogra. Pourtant on savait que personne n'avait jamais pu s'enfuir des sous sols du CTRI, mais ces femmes qui ont porté la vie savent aussi porter la mémoire et la transmettre. Quand elles me décrivaient leurs souffrances, les images de ce fils qu'elles n'ont pu ni embrasser ni toucher ni même enterrer, je les sentais meurtries et lacérées dans leur chair, tout est vivant chez ces femmes et le temps n'a rien pu faire face à ce drame et cette injustice. Les enfants des dits disparus sont des adultes aujourd'hui, des adultes qui ont grandi sans père et surtout sans vérité et ce n'est pas la loi de l'amnésie qui va rétablir le droit et la dignité. Où en sont ces femmes avec El Houkouma ? Les femmes de disparus n'ont pas de lieu de rencontre depuis que le FFS qui les recevait a fermé son local, et que beaucoup d'associations ont fait de leurs drames un fond de commerce, mais personne n'est dupe et malgré les dispersions, les manœuvres, l'usure et les discours contradictoires et grossiers de l´ignoble Farouk Ksentini, ces battantes ne lâcheront jamais prise et n'oublieront jamais. Cela fait des années que walis et procureurs se relaient pour gagner du temps et user ces femmes. Par des PV illisibles où on ne daigne même pas citer le nom de la victime, par des intimidations, du mépris surtout et une bureaucratie dont seuls nos hauts fonctionnaires « très supérieurs » connaissent les rouages. Courage inouïe qu'est celui de ces rares épouses qui ont obtenu de l'ONU une condamnation claire et sans équivoque du gouvernement Algérien et qui, après avoir déposé plainte n'ont eu pour seule réponse que des PV où le juge dans le meilleur des cas accepte d'ouvrir une enquête pour plainte contre X ! Récemment, et selon les informations que j'ai pu recueillir sur place, suite à leurs énièmes plaintes, les femmes de disparus ont été convoquées au commissariat central pour recevoir la réponse du procureur qui a refusé d'ouvrir une enquête, mais depuis la dernière condamnation de l'ONU la police est venue faire du porte à porte pour récupérer les PV (apparemment ces PV furent une bourde) afin de leur en remettre d'autres où il est écrit que le procureur ne dispose d'aucun élément pour ouvrir une enquête. Sur place, j'ai confirmé le chiffre de 13000 disparus à Constantine répertoriés à ce jour par l'association qui ne dispose ni de siège ni budget de fonctionnement. Ces femmes sont la mauvaise conscience de toute une société et pas seulement du pouvoir, malgré tout ce qu'elles endurent, il n'y ni haine ni rancune dans leurs discours, elles ne veulent que la vérité même si elles ne comprennent pas pourquoi les citoyens dans la rue détournent leurs regards d'elles. Face à l'état responsable et coupable et à une société apathique, influençable et manoeuvrable, seules contre tous, ces femmes de disparus ne sont pas prêtes de disparaître. Constantine, Zineb Azouz Le 02 Juillet 2011 ------------------------------------------------------------------------ [1] Cela ne peut être notre patrie (bled), celle là même qui tua nos enfants [2] Eh !Ouyahia, toi le menteur ! Nos enfants ne sont pas des terroristes Lectures: