12 février 2014 | Par Pierre Puchot À moins de trois mois de la présidentielle, le président Bouteflika, malade, n'est pas encore candidat à un quatrième mandat. Le débat de fond a cédé la place aux spéculations sur les batailles dans les coulisses du régime. Tout est parti d'une déclaration fracassante du secrétaire général du Front de libération nationale (FLN), parti au pouvoir depuis l'indépendance du pays. Dans un entretien accordé lundi 3 février au site Tout sur l'Algérie, connu pour suivre de près les coulisses du FLN, Amar Saadani estime que « le général Toufik (le directeur supposé des services de renseignements algériens, le fameux « DRS ») aurait dû démissionner ». « Nous, au FLN, ajoute le secrétaire général du parti dont le chef de l'Etat, Abdelaziz Bouteflika, demeure président d'honneur, on veut que le général Toufik cesse de s'immiscer dans les affaires du parti. En fait, lui n'est pas en position de dire oui ou non à la candidature du président Bouteflika à la prochaine présidentielle. » Saadani accuse notamment le directeur du DRS de « s'occuper des affaires de partis politiques, de la justice et de la presse » et de couvrir des entreprises de corruption. S'attaquer de front à l'homme soupçonné de diriger en sous-main l'Algérie depuis septembre 1990 est une démarche inédite, venant d'un cadre de premier plan du FLN. À Alger, pays régulièrement épinglé par les organisations des droits de l'homme pour ses atteintes aux libertés publiques les plus élémentaires (lire ici le rapport annuel de Human Rights Watch), le sujet occupait l'essentiel des débats avant l'accident d'avion dans l'est du pays qui a entraîné, mardi 11 février, la mort d'au moins 77 militaires. Signé sous pseudo par une journaliste de Tout sur l'Algérie, l'entretien a tout d'un coup politique préparé au sein de la direction du FLN, à moins de trois mois de l'élection présidentielle qui doit avoir lieu le 17 avril. Alors que la journaliste avait contacté Saadani pour un commentaire sur l'exclusion de plusieurs responsables locaux, celui-ci l'a priée de se déplacer au siège du parti à la fin de la réunion du bureau politique. Là, le secrétaire général ne se contente pas de donner le point de vue officiel du FLN, mais enchaîne sur le général Toufik, à la plus grande surprise de la journaliste. Il se lance dans un réquisitoire contre le DRS, qu'il accuse d'avoir failli à sa tâche depuis le début des années 1990. Tout sur l'Algérie publie l'entretien. « C'est la première fois qu'un responsable politique algérien cite Toufik et l'accuse nommément, affirme à Mediapart Lounes Guemache, le directeur de la rédaction de Tout sur l'Algérie, qui emploie une dizaine de collaborateurs et a su faire se faire une place au sein du complexe système médiatique algérien, mélange de liberté de ton et de lignes rouges à ne pas franchir. C'est d'autant plus important que celui qui le cite, c'est le patron du FLN, parti qui symbolise le pouvoir en Algérie. Notre journaliste a fait son travail, et posé toutes les questions qu'il fallait, dans le contexte des tiraillements actuels au sein du parti, et notamment sur le rôle du frère du président Bouteflika et son influence grandissante supposée. » Pris dans la tempête médiatique, quand de nombreuses personnalités (anciens ministres, députés, responsables de grandes entreprises) l'accusent de s'en prendre à la « mémoire » de l'Algérie, et surtout de « parler pour lui-même » selon le clan rival au sein du FLN, Saadani n'a pas démenti ses propos. Le secrétaire général du FLN avait un message à faire passer, avec une arrière-pensée politique et une ambition qui dépassent largement le cadre médiatique. Lesquelles? «Ce pouvoir algérien est totalement opaque», convient Lounes Guemache. En se faisant le colporteur d'attaques politiques dont il n'est pas en mesure d'apporter le nécessaire décryptage, le journalisme algérien trouverait-il ici sa limite ? « C'est le lot de toutes les interviews politiques, rétorque le directeur de TSA. Je ne pense pas que Saadani soit un humaniste qui s'est réveillé le matin en se disant : « Trop c'est trop, je vais sauver l'Algérie des griffes du DRS. » Il s'agit quand même du patron du FLN, sa parole a une portée politique. Et c'est la première fois que l'on pose ce débat en Algérie sur le rôle des services de renseignements, non pas en tant que services de renseignements, mais en tant que police politique. L'Algérie a besoin du DRS pour les renseignements, mais pas d'une police politique.» Que cachent ces déclarations soudaines d'Amar Saadani, qui s'estime lui-même directement menacé par des colonels du DRS, ainsi qu'il l'a déclaré à TSA, lesquels colonels « ont approché des membres du Comité central (du FLN) pour (le) destituer »? La réponse ne viendra pas d'éventuelles déclarations des deux principaux protagonistes, Toufik et Bouteflika. Car l'une des originalités du «débat national» en cours est que ces deux acteurs demeurent totalement absents! —————- ————- Réorganisation du pouvoir militaire ? Gravement malade, Abdelaziz Bouteflika n'est plus apparu en public depuis la visite du premier ministre français, Jean-Marc Ayrault, le 18 décembre dernier à Alger. À son communiqué diffusé mardi 11 février après le crash de l'avion militaire, le président s'est contenté d'ajouter une petite phrase, certes lourde de sens dans le contexte : « Nul n'est en droit, quelles que soient ses responsabilités, de s'en prendre à l'armée nationale populaire ni aux autres institutions constitutionnelles. » Quant au général Toufik, de son vrai nom Mohamed-Lamine Médiène, « personne ne le connaît, explique Lounes Guemache, et il ne réagit jamais dans la presse ». Sa tutelle, supposée ou totale, sur l'Algérie actuelle revêt aujourd'hui la valeur d'un mythe national, si peu documenté que l'on pourrait être tenté de douter de sa véracité. Domine-t-il toujours la hiérarchie militaire algérienne ? Est-il encore en poste ? Est-il seulement en vie ? Aucune enquête ou témoignage direct ne permet de l'assurer, et la population algérienne n'en sait rien. Depuis les déclarations de Saadani, la presse et les commentateurs naviguent donc à vue, sans apporter d'autres éléments au débat que des spéculations ou des réactions partisanes. De son côté, TSA continue d'alimenter l'affaire désormais baptisée « Saadani contre Toufik » et fait réagir tout ou partie de la classe politique algérienne. Vendredi, un groupe de vingt partis politiques appelait le président Bouteflika – lequel n'a pas encore déclaré s'il comptait postuler à un quatrième mandat – à se prononcer sur les déclarations de Saadani. « Face à l'urgence de la situation et à sa gravité, le président doit se prononcer. Son silence accentue le malaise et met en péril nos institutions. Il doit dénoncer les déclarations irréfléchies du secrétaire général du FLN, Amar Saadani », explique Abdelkader Merbah, président du RPR (Rassemblement patriotique républicain). Si le président est aux abonnés absents, son frère Saïd s'est lui exprimé publiquement lundi 10 février pour la première fois… depuis quinze ans. Toujours sur le site Tout sur l'Algérie, il a notamment démenti les accusations de corruption contenues dans une lettre de Hicham Aboud, ancien agent des services de renseignements devenu journaliste, patron de presse et qui prépare un ouvrage mettant notamment en cause Saïd Bouteflika. Outre sa rareté, l'originalité de la démarche du frère cadet de Bouteflika tient au fait qu'il rende lui-même publique la lettre d'Hicham Aboud, que celui-ci lui a fait parvenir de manière privée. Dans ce contexte pour le moins embrouillé, TSA aurait-il servi à un vaste règlement de comptes au sein du FLN, entre les partisans du président actuel et ceux, de plus en plus nombreux, qui ne veulent pas d'un quatrième mandat de « Boutef' »? « Mon point de vue personnel et celui du journal sont clairs : Bouteflika comme Toufik et l'ensemble du système doivent laisser la place, affirme Lounes Guemache. Nous avons déjà expliqué que nous étions opposés à un quatrième mandat de Bouteflika, et ce depuis 2010. Il a mis l'Algérie à genoux socialement, économiquement. Et je pense qu'une majorité d'Algériens souhaite qu'il parte. L'interview que nous publions, en dépit de sa portée politique, et le fait de poser le débat sur le DRS, ne revient pas à soutenir en sous-main Bouteflika et tout ou partie du FLN. Ce que révèle cette affaire, c'est la force du DRS dans la société. Il ne se passe pas un jour sans qu'une personnalité politique n'intervienne pour le soutenir publiquement. Il n'est pas normal qu'un pays comme l'Algérie soit tenu de cette façon par les services de renseignements. Le débat doit avoir lieu. » Pour une partie des observateurs, cet affrontement médiatique entre deux clans du FLN masque au bout du compte l'essentiel, les luttes intenses au sein du pouvoir militaire, qui dirige l'Algérie en sous-main. Lundi, le quotidien francophone El Watan tentait de prendre un peu de champ, en interrogeant Lahouari Addi, professeur invité au Center for Contemporary Arab Studies à la Georgetown University de Washington. Ce sociologue estime que « l'opposition de Médiène à un quatrième mandat est un écran de fumée », de même que les propos de Saadani : « Il n'y a pas eu de lutte de clans, estime-t-il. Il y a eu un réajustement dans l'organigramme de l'armée. » Dans un commentaire détaillé, le site Algeria Watch explique de son côté le rôle clé joué par Saadani dans les rumeurs majeures qui ont agité le régime ces vingt dernières années. Le site, qui exerce un monitoring régulier des affaires internes algériennes, estime ainsi que la véritable lutte d'influence n'oppose pas la présidence à l'armée, mais « les chefs du DRS à l'état-major de l'ANP (l'Armée nationale populaire), qui souhaite récupérer l'intégralité de ses prérogatives », pour une réorganisation du pouvoir en Algérie à l'occasion de la prochaine présidentielle, mais toujours au sein des miliaires. Qu'en pense-t-on à TSA ? « C'est possible, les interprétations sont nombreuses, souligne son directeur Lounes Guemache. À l'approche de la présidentielle, il y a clairement une guerre au sommet de l'Etat algérien. Mais chercher à comprendre ce qui se passe au cœur du pouvoir algérien, c'est une perte de temps, car c'est impossible. Ce que l'on essaie de mettre en évidence avec cette interview, c'est le refus du pouvoir de débattre sur des thèmes comme la place du DRS, mais aussi l'espoir d'une transition vers un système différent. Aujourd'hui, tout est bloqué : la politique, mais aussi l'économie. Nous avons 200 milliards de dollars de réserves de change, des revenus pétroliers fantastiques, et notre taux de croissance et de 2,5 %, inférieur à celui de la Tunisie ! Il existe un système qui bloque l'Algérie, et l'un des éléments de ce système, c'est le DRS. » Les grands perdants de ces gesticulations médiatiques sont une fois de plus les Algériens eux-mêmes. « Bouteflika, DRS et autres... Mais où est l'Algérie dans tout ça ? », s'interrogeait le journal Le Matin, jeudi 6 février. Pas moins de 85 candidats se sont officiellement déclarés jusqu'ici pour l'élection présidentielle, sans qu'aucun débat national n'ait pu encore se tenir sur la montée du chômage ou les émeutes à répétition au sein des 48 wilayas (préfectures) depuis la fin 2010. À presque deux mois du scrutin, la campagne électorale algérienne ne concerne pour l'instant que l'« élite » politique et militaire.