« On ne peut jamais savoir ce qu'il peut advenir d'un homme qui possède à la fois une certaine conception de ses intérêts et un fusil. », Georges Clemenceau. Même si la prémonition n'est pas très explicite, les pressentiments de Clemenceau, sont plutôt appréhensifs, méfiants, et préventifs. Cette imprévisibilité comportementale ne peut toutefois pas être circonscrite aux seules menaces des capacités de nuisance et des abus de la force ; car après tout, ceux qui sont capables du pire, peuvent très bien se contenter d'un moindre mal, et même faire mieux. Et en l'occurrence, les plus gros fusils de ce monde ne ratent aucune occasion pour tenter de prouver qu'ils sont capables du meilleur. En effet, même s'ils exercent une tyrannie contre d'autres peuples, via l'instrumentalisation de régimes politiques faibles car illégitimes, leurs intérêts demeurent toutefois suffisamment contenus et tempérés, car tributaires à la fois de l'alternance ainsi que de la sagesse collective d'un électorat libre et diversifié. C'est ainsi qu'ils ont récemment cédé à la pression d'une opinion publique, émue par l'image d'un enfant syrien mort et rejeté par la mer, et autorisé l'accueil de milliers de réfugiés. Certes, les arguments de scepticisme ne manqueront pas, mais il est intellectuellement insalubre et nocif de nier l'évidence que la chancelière allemande Merkel n'a lancé aucun appel d'offres sélectif pour recruter une main d'œuvre ou redresser la démographie de son pays, et qu'elle a plutôt généreusement ouvert ses frontières à des personnes en détresse, fuyant la terreur et la persécution de leurs gouvernants. Les élans de solidarité ne sont jamais aussi sincères que quand ils émanent spontanément et librement de la collégialité et de l'entendement collectif, tempérant pudiquement les ardeurs des égoïsmes humains. Ces vertus de compassion collective s'expriment davantage et plus naturellement là où la justice est au-dessus de tous. N'est-il pas pertinent de rappeler que c'est également outre mer, que les compagnons du Prophète, Prière et Salut sur Lui, persécutés par la tribu de Koraich, ont trouvé refuge, chez le Roi chrétien d'Abyssinie (Ethiopie). « Auprès de Najashi (Négus) personne ne risque d'être victime d'injustice », (Hadith). Ce roi juste a été d'ailleurs béni par Dieu puisqu'il est mort musulman, et honoré par Le Prophète, Prière et Salut sur Lui, qui a accompli à distance la prière funéraire de l'absent, en sa faveur. Il faut donc admettre qu'il n'est pas aisé de critiquer sans gêne cette civilisation, tant elle se distingue par ces vertus de justice et d'équité ; valeurs qui, par le passé, étaient davantage identifiées et associées avec l'Islam. Les musulmans ont intérêt à reconnaitre cet embarras et l'assumer d'autant plus qu'ils sont nombreux à accuser l'Occident avec virulence, pour finir ensuite par s'y exiler salutairement, et y trouver l'unique refuge. En terre d'Islam, là où les gouvernants et les barons périphériques sont bien installés au-dessus de la loi, le slogan de l'union qui fait la force, résonne creux depuis longtemps et ne mobilise plus grand monde. Les tentations des privilèges personnels illégitimes ont pris le dessus et l'individualisme euphorique a provoqué la désunion, la scission sociale, l'adversité, et bien d'autres déchéances morales. Et même les remparts religieux sont souvent ébranlés, sautant les verrous de la corruption, et transformant des individus intègres en escrocs sous le couvert de fetwas personnalisées, masquant et justifiant le vol et la prédation par une récupération légitime des droits et des biens confisqués et spoliés par le gouvernement ou la société. Malheur aux uns pour qui l'injustice envers les autres est féconde Les pays de l'Europe de l'Est se sont tous débarrassés des régimes totalitaires et ont traversé pacifiquement la transition démocratique sans remous, grâce à la supervision bienveillante de l'Occident. Faut-il s'en étonner ? Que l'Europe de l'Est soit assistée en priorité ou en exclusivité, pour des raisons ethniques et culturelles évidentes, cela ne doit surprendre ou déranger personne. Mais aucune morale ne justifie le refus de ces mêmes droits élémentaires aux autres peuples. Quelle est donc cette civilisation qui permet de soutenir les bourreaux pour faire semblant ensuite de soulager leurs victimes ? L'injustice est un ennemi commun, et l'indignation sélective ainsi que la solidarité hypocrite et symptomatique sont de lâches alliés. L'oppression s'abat plus particulièrement sur les peuples musulmans, et la décolonisation et l'indépendance n'ont fait que nationaliser les tyrans. Contrairement aux autres contrées, chaque révolte populaire dans les pays arabes, coûte très cher et finit par plus de durcissement autoritaire, et davantage d'injustice et d'oppression. Il ne fait plus de doute que l'entretien des dictatures dans les pays musulmans est la forme civilisée d'une néo-croisade qui ne dit pas son nom. Sans jouir d'une large adhésion populaire, cette stratégie est manifestement consensuelle chez les leaders occidentaux ; stratégie honteuse générant forcément des situations embarrassantes que seule l'hypocrisie peut gérer. « Nous aurions souvent honte de nos plus belles actions si le monde voyait tous les motifs qui les produisent », François de La Rochefoucauld. « La méchanceté, pour se faire encore pire, prend le masque de la bonté », Publius Syrus. La solidarité est honteuse et humiliante envers les pauvres et les faibles tant qu'elle ne vise pas à les affranchir du besoin, et elle est criminelle envers les opprimés tant qu'elle entretient et soutient leurs bourreaux. En excluant les cas de force majeure, n'est-il pas légitime de s'interroger sur l'opportunité, voire la moralité, des demandes et attentes d'assistance de la part des parrains des dictatures utiles ? « Une parole agréable et un pardon valent mieux qu'une aumône suivie d'un tort », Coran 2/263. Il n'est pas impertinent de noter que ce verset évoque seulement le tort qui suit la charité, sans référer aux offenses antérieures éventuelles. Cela est compréhensible pour les bonnes actions réconciliatrices visant à effacer d'anciens litiges. Cependant, si ce comportement injurieux et humiliant se répète régulièrement avant et après la charité, l'impasse du verset ne devrait-elle pas alors soulever des doutes sur l'opportunité et la légitimité même de la demande de l'aumône et son acceptation ? De la coalisation des égoïsmes à la complicité des culpabilités Les notions de richesse et de pauvreté peuvent à elles seules faire l'objet d'une nouvelle relativité. Même Karoun (Korah) paraitrait un misérable parmi nous aujourd'hui. Ni voiture, ni téléphone, ni électricité, ni télévision, ni chauffage, ni climatiseur, ni ordinateur, ni internet, ni journal, ... Mais qui pourrait donc l'envier ? Et pourtant sa richesse demeure inégalable. Il fallait des centaines de mulets, juste pour transporter les clefs de ses trésors ! L'être humain éprouve les sentiments du bonheur de la richesse ou du malheur de la pauvreté, beaucoup plus à travers son regard sur les autres et celui que la société lui renvoie. Quoi de plus humain ! Le Prophète lui-même, Prière et Salut sur Lui, implorait Allah de l'épargner du mal des deux épreuves, richesse et pauvreté. Les perceptions biaisées de la prospérité et du dénuement peuvent troubler dangereusement les âmes flétries et finir par pervertir une société, en réhabilitant les vices au détriment des vertus. La richesse se met alors à éblouir et maquiller les vices, pendant que la pauvreté obscurcit et cache les vertus. Rien ne tue aussi précocement l'innocence et les valeurs morales que la course acharnée et démesurée derrière l'enrichissement. Les fortunes s'amassent alors beaucoup plus par indélicatesse et manque de scrupules que par esprit créatif et travail compétitif. Alors que la pauvreté, ce tamis humain qui fait le tri des amis que la prospérité attire, n'est pas un visa pour voler, c'est bien la richesse qui compose l'industrie principale de l'escroquerie ; et derrière certaines fortunes séduisantes et enviables se cachent d'ignobles crimes. Confondre les moyens avec les objectifs, et la richesse avec le bonheur, c'est gâcher sa vie en bousillant la carburation vivifiante du sentiment du besoin, pour ne retenir de la fortune que la hantise de la perdre. Et c'est précisément à cause des regards tendancieux de la société, et des effets pervers évoqués précédemment, que Le Prophète nous a fermement avertis du plus grand danger : « Par Allah ! Je ne crains pas la pauvreté pour vous ! Mais je crains pour vous les mondanités de la vie d'ici-bas! Je crains que vous vous la disputiez comme ceux qui vous ont précédés, et qu'elle vous fasse périr comme elle les a fait périr ! » N'est-il pas avisé de rappeler qu'au Jugement Dernier, l'être humain rendra doublement compte de sa richesse, pour justifier aussi bien l'acquisition que la dépense. Autrement dit pour un croyant, la gestion d'une fortune licitement amassée est déjà à elle seule suffisamment préoccupante. Les biens mal acquis, quant à eux, causent davantage de dégâts, et à la culpabilité initiale viennent se greffer des vices auxiliaires, ainsi que des conspirations et alliances douteuses. Les affinités que réchauffent ces intérêts occultes sont loin de constituer des signes d'amitié naissante, mais sont des indices irréfutables d'une complicité coupable. Cette fausse amitié autour d'appâts communs, peut même réunir et pactiser lâchement des ennemis jurés, telle l'inévitable lune de miel entre le pouvoir et l'argent dans un régime corrompu. Les discours et opinions politiques deviennent alors pollués par des mensonges couvrant l'intérêt personnel. « Sous un bon gouvernement, la pauvreté est une honte ; sous un mauvais gouvernement, la richesse est aussi une honte », Confucius. Sauver le Christianisme comme nouvelle stratégie du changement « Il n'est pas de vent favorable pour celui qui ne sait où il va », Sénèque. L'attachement aux principes de base n'est pas tributaire des stratégies d'action, et il serait tout simplement suicidaire en période de crise aigue, de ne pas scruter toute l'étendue des options généreusement recommandées ou tolérées par notre religion. Si le changement individuel interne demeure évidemment incontournable dans toute aspiration de transformation collective, d'autres stratégies doivent être envisagées en parallèle, et plus particulièrement le réchauffement des relations islamo-chrétiennes et des valeurs communes. La métamorphose individuelle est explicitement requise par Le Créateur comme l'authentique logiciel de transformation sociale, et Dieu seul peut donc l'évaluer réellement. Il est toutefois utopique d'espérer en récolter les fruits tant qu'elle n'a pas atteint une masse critique, laquelle masse critique ne risque pas d'être approchée de sitôt tant que les discours, dissertations, et prêches sont privilégiés à l'exemplarité. La clairvoyance profonde et l'influence pédagogique d'un individu se ressourcent plus de sa droiture exemplaire que de son intellect ou sa culture. L'élitisme abusif et la politisation excessive ont contribué à reléguer au second plan ces principes fondamentaux, en plus évidemment des conséquences d'une gestion catastrophique des affaires publiques. La responsabilité est aussi variable que générale, et chacun est à la fois victime et complice. Les discours flatteurs tentant de disculper les masses populaires sont contreproductifs et ne risquent pas d'éveiller les consciences. Il est aussi injuste et improductif de diaboliser les gens que de les prendre pour des anges. Les glorieux sacrifices d'un père ne peuvent pas servir de prétexte de rente ou de débauche à ses enfants. Une génération peut toujours défendre ou hypothéquer les droits et richesses de la suivante, mais dans les deux cas, elle ne la dispense pas de ses devoirs et obligations. Et heureusement, à cet effet, que l'élite de Novembre 1954 n'a pas jugé utile d'attendre le renfort des générations suivantes. L'influence individuelle s'affaiblit considérablement sous un régime totalitaire et déliquescent. Et certaines transformations et réformes cruciales, telles celles touchant la justice, le système éducatif, et bien d'autres secteurs, sont entièrement tributaires des décisions politiques. Et puisque l'instrumentalisation de ces régimes par les puissances occidentales, ne laisse plus de doute, la nouvelle stratégie et les nouveaux interlocuteurs deviennent alors évidents. Il ne faut surtout pas compter sur les classes politiques des deux côtés pour espérer un quelconque rapprochement civilisationnel entre les chrétiens et les musulmans. L'exil temporaire des compagnons du Prophète chez le Roi Najashi, évoqué plutôt, ne semble pas avoir reçu suffisamment d'attention, et mérite davantage de méditation. « Tu constateras que ceux qui nourrissent la haine la plus violente contre les musulmans sont les juifs et les païens, et que ceux qui sont les plus disposés à sympathiser avec les musulmans sont ceux qui disent : «Nous sommes chrétiens.» C'est qu'il y a parmi eux des prêtres et des moines, et qu'ils ne s'enflent pas d'orgueil », Coran 5/82. Ce verset révèle les affinités et les prédispositions de rapprochement entre l'Islam et le Christianisme, et ceux qui pensent qu'il prône l'antisémitisme n'ont qu'à saisir l'occasion pour le discréditer et disqualifier ainsi tout l'édifice, par un comportement humain juste et digne, et non agir impunément comme une espèce supérieure élue, et contribuer ainsi à conforter le contenu. En fait, ce verset, avec d'autres, telle la sourate « Al Massad » bravant Abou Lahab et sa femme, constituent de suprêmes évidences miraculeuses divines, puisque des défis y sont lancés avec audace, à des êtres vivants libres et responsables, qui n'arrivent pourtant jamais à relever ces challenges. Ce sont les pervertis, qui n'ont de chrétiens que les noms, qui déclenchent les croisades militaires, culturelles, médiatiques, artistiques, économiques, et autres. Et les véritables chrétiens, sans voix et sans force, n'en sont pas moins victimes, directes ou collatérales. Le Christianisme est en danger ! Et l'Islam avec ! C'est seulement après avoir fini d'enterrer définitivement le Christianisme, que la laïcité s'est tournée vers l'Islam. La plupart des valeurs et disciplines morales islamiques, y compris la tenue vestimentaire des femmes, qui font l'objet d'attaques quotidiennes, étaient jadis observées et respectées par les chrétiens. Et c'est précisément sur ces valeurs communes que sont désormais invitées à s'investir les élites musulmanes, la présente contribution ne faisant qu'entrouvrir le débat et la réflexion. Une parenthèse, risquant de paraitre redondante, s'impose par précaution, pour préciser que le rapprochement préconisé est basé sur un respect mutuel sincère, et ne vise ni à islamiser l'Occident, ni à évangéliser ou faire revenir les Pères Blancs en terre d'Islam. Les musulmans résidant en Occident sont par excellence, même contre leur gré, des ambassadeurs de leur religion, et leur exemplarité est fondamentale. Qu'ils aient la nationalité de naissance ou par naturalisation, et qu'ils jouissent de tous les droits civiques, ne peut pas les exonérer de l'obligation morale de se comporter dignement comme des invités respectueux en Occident chrétien. Une personne généreusement conviée chez quelqu'un ne peut jamais se permettre la décontraction ou la légèreté de son hôte, et encore moins ses écarts et impudences. Les valeurs morales communes, telles l'honnêteté, le bon voisinage, la solidarité, la pudeur, sont suffisamment nombreuses pour occuper un défenseur des vertus. La spécificité islamique doit être vécue paisiblement et modérément. Certes, des factions chrétiennes extrémistes très proches du Sionisme existent, mais sont très minoritaires, et un rapprochement islamo-chrétien les isolerait davantage. La conversion des chrétiens vers l'Islam embaume et réchauffe les cœurs, mais de par les libertés politiques authentiques et l'influence réelle de l'opinion publique en Occident, la réhabilitation des valeurs authentiques du Christianisme chez un grand nombre peut servir davantage la paix et la justice dans le monde.