Vendredi 21 juin, jour de marche. En cette fin de journée, deux hommes, ils sont amis, rentrent chez eux, entre Alger et Sétif, dans un bus, ce dernier est arrêté à un barrage au niveau de Belcourt, des policiers montent dans le bus et fouillent leurs sacs, dans l'un d'entre eux il trouve le drapeau amazigh, dans l'autre aucun drapeau, tous les deux cependant sont descendus du bus, mis dans un fourgon et menés au commissariat, à partir duquel ils sont dirigés à la prison d'El Harrach. Deux jours plus tard, ce dimanche, ramenés en fourgon cellulaire – « el galoufa », l'appellent les gens du nom de ce camion dans lequel on enferme sans ménagements les chiens errants- ces deux prévenus ont été présentés au tribunal Abane Ramdane à Alger, devant le procureur de la république, qui les renvoie devant un juge d'instruction comme le veut la procédure, avec 17 autres prévenus, interpellés pour la même affaire. Aujourd'hui, ils sont deux juges d'instruction qui, après avoir pris leur petit déjeuner, déposé peut-être leurs enfants, avoir eu du mal à garer leur voiture, font leur travail sans états d'âmes dans une familière routine, l'habitude de la servitude. Aujourd'hui, ils instruisent une affaire innommable et jamais nommée, selon tous les témoignages recueillis à la sortie du tribunal auprès des avocats, le nom du drapeau interdit n'est jamais dit, le mot « amazigh », n'est pas prononcé. Il est reproché aux 17 prévenus, le « port d'un drapeau autre que l'emblème national. », un délit inspiré de l'art 79 du code pénal, et selon certains avocats, d' «atteinte à l'Unité nationale ». « Tout s'est passé normalement, c'était un travail machinal », témoigne une avocate membre du collectif bénévole et du nouveau réseau de lutte contre la répression, « la juge leur demande, tu portais un drapeau ? elle a lu les faits reprochés, puis les a écoutés. » Selon leurs avocats, à l'exception d'un prévenu, tous ont reconnus être porteurs du drapeau interdit, mais tous ont affirmé avec un certain cran, qu'ils aimaient leur pays en entier et qu'ils ne connaissaient aucune loi interdisant le port d'un drapeau amazigh. L'un des prévenus dira : « Jusqu'à preuve du contraire, aucune loi ne m'empêche de porter cet emblème, et je portais aussi un tee shirt avec l'emblème national et celui-là, je ne sais pas ce que la police en a fait, il a disparu. » Ils ont parlé « avec rouh wataniya , un esprit patriotique » me dira une autre et jeune avocate du barreau d'Alger, mains tremblantes et visage bouleversé : « je suis très angoissée parce que ça fait mal ce qui se passe. » Ces brefs échanges entre magistrats et prévenus n'ont pas duré longtemps, à quoi bon ? Et, dans une belle unanimité, les deux juges, chacun dans son bureau, ont considéré que l'ensemble de ces personnes interpellées dans une marche – y compris le père de famille qui expliquait qu'il avait deux enfants et qu'il n'avait laissé en tout et pour tout à sa femme que deux mille dinars – méritaient d'être mises sous mandat de dépôt pour « atteinte à l'unité nationale » et de « port d'un drapeau autre que l'emblème national ». Ce soir, tous sans exception dormiront pour la troisième nuit à la prison d'El Harrach. Les avocats ont trois jours pour faire appel. Tous, sans exception y compris nos deux hommes qui ne portaient rien du tout sur la voie publique puisqu'au moment où ils ont été arrêtés, ils étaient assis sagement dans un bus qui les ramenait chez eux, après avoir manifesté et que l'un d'entre eux n'avait rien de suspect dans son sac. Alors, une question s'impose : comment peut-on appeler une machine policière et judiciaire qui, sans même nommer l'objet du délit, sans même prendre la peine d'entendre chaque histoire singulière, pratiquant une justice de masse, envoie en prison sous mandat de dépôt deux hommes assis dans un bus, un bus fouillé et leurs sacs avec, ne pratiquant aucun délit décrit par la loi, portant des papiers d'identité, possédant une adresse et une profession déclarée ? Généralement ces procédures ne sont applicables que dans un pays sous état d'urgence, sous état d'exception, c'est à dire un pays qui a suspendu tous les droits de ses citoyens qui ne sont plus que des sujets. Des sujets qui ont perdu le droit de circuler librement dans un bus, qui n'ont plus le droit de transporter ce qu'ils veulent dans leur sac, et qui n'ont plus le droit de demander à la justice de nommer l'objet de leur délit. En conclusion : aujourd'hui l'Algérie du vendredi est une Algérie sous état d'exception et la revendication de citoyenneté est une revendication jugée, désormais, comme un crime en correctionnelle et devant des magistrats qui ne semblent pas être au courant que les lois d'exception ne sont plus en vigueur depuis février 2011, par décret présidentiel. Selon l'article 69 du code pénal, ils sont passibles de 1 an à 10 ans de prison. Dehors comme d'habitude, des pères, des frères, des amis, des militants bien que très peu, et puis cette solitude : « qu'est-ce que je dois faire, maintenant pour mon fils ? », s'inquiète un père qui vient de loin. « Demande un droit de visite, reviens demain ». « Mais j'habite loin » murmure-t-il, désemparé. Aucun des prévenus n'a jamais eu affaire à la justice. Le plus inquiétant dans cette affaire c'est qu'il aura suffi d'une déclaration du général Gaïd Salah, porte-parole du Haut commandement militaire, sur les bons et les mauvais drapeaux, pour que la police, la justice se mobilisent avec zèle et criminalisent le port d'un drapeau qui depuis 18 semaines cohabitait en fraternité avec l'emblème national. Les magistrats qui, aujourd'hui, ont pris cette responsabilité, ont-ils oublié qu'ils n'étaient pas des soldats ; ont-ils oublié qu'ils rendaient la justice au nom du peuple ? L'histoire le retiendra pour eux. Pour information, l'article 79, est inscrit dans la section III, portant « Attentats, complots et autres infractions contre l'autorité de l'Etat et l'intégrité du territoire national » Art. 79 – Quiconque, hors les cas prévus aux articles 77 et 78, a entrepris, par quelque moyen que ce soit, de porter atteinte à̀ l'intégrité́ du territoire national, est puni d'un emprisonnement d'une durée d'un (1) à dix (10) ans et d'une amende de trois mille (3.000) DA à soixante-dix mille (70.000) DA. Il peut en outre être privé des droits visés à l'article 14 du présent code. (1)