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5 juillet 1962 : Libération du pays, 5 juillet 2019 : Liberté du peuple
Publié dans Le Quotidien d'Algérie le 05 - 07 - 2019


05 JUILLET 2019
El Watan Week-end
En pleine révolution citoyenne pacifique, la célébration de la fête d'indépendance a un goût très particulier cette année. Il s'agit d'une occasion exceptionnelle pour faire le bilan de 57 ans de luttes démocratiques en faveur de la construction d'un Etat de droit.
Alors que les pères fondateurs de la nation algérienne dans leur majorité, particulièrement à travers l'Appel du 1erNovembre 1954 et les résolutions du Congrès de la Soummam du 20 août 1956, avaient opté pour une Algérie libre, plurielle, démocratique et sociale – choix confirmés lors des débats de l'Assemblée nationale constituante de 1962 – la dérive autoritaire d'Ahmed Ben Bella et de Houari Boumediene ainsi que leur coup de force contre le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) ont conduit notre pays vers une impasse historique.
Succède alors au système colonial un régime despotique, se réclamant du «socialisme révolutionnaire arabe». Depuis septembre 1963, ce système, instauré contre la volonté populaire et persécutant toutes les voix dissidentes, a muté et s'est métamorphosé à maintes reprises (1965, 1979, 1988, 1992 et 1999) mais sans se perdre. Ses parrains n'ont jamais permis au peuple algérien d'exercer réellement et pleinement son droit à l'autodétermination.
Une indépendance confisquée !
En somme, pour reprendre l'expression de nombreux intellectuels et acteurs de l'opposition, l'indépendance nationale a été confisquée. «Il serait plus juste de parler d'indépendance incomplète», souligne néanmoins Louisa Dris-Aït Hamadouche, professeur de sciences politiques à l'université d'Alger. «L'indépendance est un processus complexe dans lequel la dimension politique, comme le recouvrement de la souveraineté nationale, la reconnaissance internationale, l'adhésion aux organisations interétatiques, etc., est un élément parmi d'autres.
Cet aspect a été acquis en 1962. En revanche, ce qui reste à acquérir c'est l'Etat de droit, les libertés individuelles et collectives, la justice, la pacification des rapports sociaux et de la négociation politique», précise-t-elle. Evoquant cette idée d'une révolution inachevée, chacun avec ses propres mots, Hocine Aït Ahmed, co-fondateur du Front des forces zocialistes (FFS), et Ali Yahia Abdennour, co-fondateur de la Ligue algérienne de la défense des droits de l'homme (LADDH), ont estimé que le 5 juillet 1962 avait «marqué la libération du territoire national mais pas forcément celle du peuple algérien».
Partageant cette réflexion, Ahmed Betatache, enseignant-chercheur à l'université de Béjaïa et ex-premier secrétaire national du FFS, explique : «En Algérie, la France n'avait pas colonisé que la terre, mais l'humain aussi. C'est pourquoi l'Appel du 1er Novembre 1954 a défini les buts de la Révolution en trois grands axes. Premièrement, il s'agissait de libérer la terre à travers le recouvrement de la souveraineté nationale sur l'ensemble du territoire algérien.
Deuxièmement, il fallait libérer l'humain à travers la construction d'un Etat démocratique et social. C'est-à-dire un Etat de droit où le citoyen jouit de la liberté et de la justice sociale. Troisièmement, il y avait l'espoir de retrouver l'union de toute l'Afrique du Nord.» Selon l'ancien dirigeant du plus vieux parti d'opposition, le grand échec de l'Algérie indépendante reste jusque-là la non-satisfaction du second objectif. «La libération de l'humain et du peuple n'est toujours pas atteinte à cause de la nature du régime qui a accaparé le pouvoir durant l'été de 1962 et confisqué le droit du peuple algérien de choisir son système de gouvernance et ses dirigeants.
L'acte symbolique de cette dérive était de surpasser les prérogatives de l'Assemblée constituante et d'imposer, en 1963, une Constitution issue d'une salle de cinéma (Majestic, actuellement Atlas, ndlr). La suite de l'histoire est connue, une succession de coups d'Etat, de Constitutions imposées et d'élections truquées», regrette-t-il.
Salah-Eddine Sidhoum, chirurgien et citoyen engagé, renvoie l'origine historique de ce malheureux état de fait à 1957, plus précisément au Conseil national de la Rèvolution algérienne (CNRA), ayant eu lieu au Caire, qui «a remis en cause les décisions du Congrès de la Soummam». Soutien farouche du principe «soummamien» de la primauté du politique sur le militaire, il estime que ce «grand dérapage» était le point de départ d'une prise de pouvoir progressive des militaires, qui «se sont imposés et ont éliminé les politiques. Ces derniers sont devenus de simples chaouchs au service des premiers».
Ne mâchant pas ses mots, il met dos-à-dos tous les responsables qui se sont succédé, depuis cette date, à la tête du pouvoir militaro-politique, qui «n'avaient aucune vision ni culture politiques (…). Le pouvoir était pratiquement exclusivement entre les mains des 3 B (Belkacem Krim, Bentobal Lakhdar et Boussouf Abdelhafid). Ces derniers furent supplantés, vers la fin de la Guerre de libération, par les aventuriers de l'état-major des frontières qui préparaient la prise du pouvoir en organisant une armée classique forte de plus de 30 000 hommes».
Résumant le fond de sa pensée, il considère que «la génération de la Guerre de libération a eu le courage d'affronter par les armes la France coloniale et de libérer la Patrie mais, de par sa culture politique limitée et les rivalités internes visant le pouvoir, n'a pu libérer le citoyen ni construire un Etat au sens noble du terme».
Renaissance révolutionnaire
Tout en refusant d'imputer le même degré de responsabilité concernant ce qui s'est passé dans la période post-indépendance à tous ceux qui ont libéré l'Algérie – y voyant même «un procès aussi dangereux qu'injuste» dans la mesure où ils «n'ont pas tous occupé des postes de responsabilité par la suite, d'une part, et, d'autre part, ceux qui ont pris part à la gestion de l'Etat n'étaient pas tous partie prenante de la confiscation des droits du peuple algérien» –, Mme Dris Aït Hamadouche admet qu'il est «évident que le recours à la seule légitimité révolutionnaire a produit un système politique autoritaire, de type néo-patrimonial qui a imposé par la force, la cooptation et le clientélisme une relation de soumission de la société au pouvoir politique. Le passage du parti unique au multipartisme n'a pas modifié la nature profonde de cette relation, mais en a juste révisé les procédures et les modalités».
Par contre, cette fois-ci, la politologue décèle «une complémentarité objective et nécessaire entre le 5 juillet 1962 et le 5 juillet 2019». Et pour cause, d'après elle : «Depuis le 22 février, le soulèvement populaire a permis une reconquête de certains espaces de liberté. Il a aussi réconcilié les Algériens avec le fait politique. C'est indéniable. Ceci dit, cette reconquête est un fait accompli, résultat d'une conjoncture particulière à plus d'un titre, ce n'est pas un fait de jure.
Pour qu'elle soit le signe d'une reconquête de la souveraineté populaire, elle doit être pérennisée et institutionnalisée. Cela nécessite la révision des lois sur les libertés individuelles et collectives et l'existence d'un pouvoir judiciaire et médiatique crédibles pour en garantir l'application et le respect». Abondant dans ce sens, Aissa Kadri, sociologue et professeur émérite des universités, «trouve dans le hirak de nombreuses caractéristiques des mouvements populaires qui ont marqué les dernières années de la lutte pour l'indépendance, notamment les journées de décembre 1960, et l'immédiate post-indépendance.
On peut citer par exemple : la revendication d'une sortie des formes de domination des pouvoirs imposés par le haut, la volonté de participer et de peser sur les décisions ainsi que de retrouver l'identité algérienne plurielle». Pour le docteur Sidhoum, afin que la révolution populaire en cours puisse aboutir à «un changement du système politique et non des réformettes ou un ravalement de façade», on doit absolument passer par l'élection d'une nouvelle Assemblée constituante, «seule garante d'un changement radical et pacifique du système».
Et il va au bout de son raisonnement : «Cela suppose une transition d'un régime illégitime vers un régime légitime et d'un système totalitaire vers un système démocratique. Cette transition est indispensable si on veut vraiment aller vers un Etat de droit. On ne peut parler de changement radical en changeant seulement de façade présidentielle. On ne peut parler de changement radical en laissant en place des institutions et des administrations corrompues et déliquescentes. Et on ne peut parler d'élections libres et transparentes avec une administration spécialisée dans la fraude.
A mes yeux, un processus constituant est la voie la plus sûre pour aller vers un Etat de droit et des institutions représentatives issues de la volonté populaire. Cette revendication ne date pas de cette révolution populaire de février 2019. Nos aînés du Mouvement national l'ont revendiquée bien avant la guerre de libération. Des figures politiques probes, comme Ferhat Abbas, Hocine Aït Ahmed et Benyoucef Benkhedda, l'ont également revendiquée après l'indépendance confisquée. Il est temps au peuple algérien d'avoir une Constitution issue de sa volonté».
Pourquoi avoir peur d'une assemblée constituante ?
Ceci dit, sans compter sur le pouvoir, une bonne partie de la société civile et une certaine classe politique qui la craignent et s'y opposent. «Il y a des raisons subjectives et objectives à cette crainte. D'abord, ce mécanisme est mal connu puisqu'aucun débat public et profond n'a eu lieu pour expliquer, analyser et éclairer l'opinion publique. D'autre part, dans la conscience collective, l'assemblée constituante reste très assimilée à un courant politique et idéologique précis en Algérie.
Ceux qui n'appartiennent pas à ce courant ont alors tendance à rejeter la Constituante en raison de leur non appartenance à ce courant. Enfin, il y a la crainte qu'une assemblée élue au mieux aiguise les clivages qui traversent la société ou qu'une majorité non démocratique remporte la majorité», affirme Louisa Dris-Aït Hamadouche.
De son côté, le professeur Kadri pense qu'«une telle peur a plusieurs ressorts : pour certains elle manifeste la crainte que les débats peuvent s'enliser et éloigner les échéances de traitement des questions urgentes, notamment celles économiques. Pour d'autres, l'Assemblée constituante court le risque de déboucher sur des radicalisations d'oppositions. Celles-ci pourront dégénérer en affrontements fracturant la société, voire menant à des situations très dangereuses».
Fermement, il enchaîne : «Pour ce qui est appelé faussement ‘‘la société civile'', certaines parties s'inscrivent manifestement dans la feuille de route du pouvoir en place, d'autres croient l'heure venue de la réalisation de leurs ambitions et une autre partie fait preuve de naïveté en pensant à l'homme providentiel.
Il n'y a pas d'homme, aussi messianique fut-il, qui puisse développer des politiques publiques engageant l'avenir des jeunes générations sans un débat de fond sur ce qui a toujours été contourné par des coups de force. On ne peut contourner un débat sur le type de société que nous souhaitons construire ensemble avec nos différences.
Avec des présidentielles précipitées, quelles que soient les garanties, on risque de donner encore une fois des gages aux populismes, aux forces de l'argent et aux apprentis-sorciers qui auraient la bague de Salomon pour tout résoudre. Et on ne fera que reporter, en les aggravant, les problèmes qui bloquent le développement de la société.
Aussi bien, quelle que soit sa durée, le passage par une Constituante, qui a été posé très tôt dans le mouvement national, est absolument incontournable. Le hirak, par la mise en avant de demandes plurielles et pacifiques, nous donne l'occasion historique de mettre tout sur la table d'une Assemblée constituante qui serait, pour ne pas bloquer le fonctionnement du pays, essentiellement constituante avec à côté des institutions de gestion de la transition».
Dans le même ordre d'idées, exprimant une opinion considérée souvent comme politiquement incorrecte dans le paysage médiatico-politique dominant, Salah-Eddine Sidhoum nie carrément l'existence d'une «classe politique proprement dite» dans notre pays et encore moins d'une société civile. «Nous savons tous que l'écrasante majorité de ce qu'on appelle pompeusement partis politiques a été créée dans les bureaux de Larbi Belkheir et de la police politique. Nous avons des individualités politiques mais pas de classe politique. Tout comme pour la société dite civile.
Nous avons plutôt une ‘‘société servile'', créée de toutes pièces par les officines des ‘‘services'', qui sert les desseins du système selon les conjonctures. Elle a servi les sinistres ‘‘janviéristes'' durant les années de sang et de larmes. Et on tente de mobiliser aujourd'hui encore certains segments de cette ‘‘société servile'' pour servir le plan de l'oligarchie militaro-financière visant à pérenniser le système dans le cadre d'un faux changement», martèle-t-il.
Poursuivant sur sa lancée, il ajoute : «Nous savons tous que depuis 1963, les différentes Constitutions ont été taillées sur mesure par ‘‘l'homme fort'' du moment. Je suis abasourdi d'entendre certains ‘‘intellectuels'' et ‘‘analystes'' dire que ceux qui revendiquent une Constituante sont ceux qui ont peur des urnes ! Ignorent-ils que l'Assemblée Constituante dans la plupart des cas est élue au suffrage universel ? Ignorent-ils que cette Constitution, une fois élaborée, doit être approuvée ou désapprouvée par le peuple par voie référendaire ? Donc un double passage par les urnes ?».
A propos de l'«éternelle» menace islamiste qu'on nous sort à chaque phase historique cruciale pouvant aboutir à une transition démocratique, Il dénonce «des minorités extrémistes islamistes et arabistes mobilisées actuellement par les officines de la police politique pour tromper l'opinion publique et la pousser à aller à des élections présidentielles à tout prix, faisant agir le spectre de l'instabilité en cas de transition et de processus constituant. Des minorités qui n'ont comme ‘‘arguments'' que l'insulte et les accusations de trahison !»
L'épreuve de la contre-révolution
Sous sa double casquette d'universitaire, spécialiste du droit constitutionnel et de militant politique,ayant exercé les plus hautes responsabilités durant plusieurs années au sein du FFS, revendiquant l'élection d'une assemblée constituante depuis sa proclamation du 29 septembre 1963, Ahmed Betatache est aussi catégorique : «L'élection d'une Assemblée constituante est l'incarnation et l'application, réelles et véritables, de la souveraineté populaire. La refuser est un refus de cette souveraineté. C'est le peuple, à travers ses représentants élus librement et en toute transparence, qui doit mettre en place la loi suprême du pays, en l'occurrence la Constitution.
Dans de telles conditions uniquement, elle pourrait instaurer les principes de séparation et d'équilibre des pouvoirs, contrairement aux Constitutions imposées depuis 1962 qui consacrèrent la prédominance du président de la République au détriment des autres pouvoirs, si on peut les qualifier de ‘‘pouvoirs'', et le transformèrent en dictateur.
Donc, aller vers une Constitution qui consacre la légitimité populaire et l'Etat de droit fait logiquement peur au pouvoir en place et à une partie de la classe politique car l'ère des privilèges, des intérêts personnels et du clientélisme prendra fin et sera remplacée par une nouvelle ère où les droits et l'argent des Algériens seront protégés et il y aura une redistribution équitable des richesses nationales».
Malgré la capacité de nuisance de certaines forces contre-révolutionnaires, il reste confiant que «la révolution du 22 février, porteuse de grands espoirs en un avenir meilleur pour toutes les Algériennes et les Algériens, pourra être victorieuse face à un régime qui résiste, en utilisant tous les moyens financiers et humains à sa disposition, et tente de survivre.
Les manifestations de ce 5 juillet seront un baromètre pour essayer éventuellement de prévoir la suite des événements». Chez le Dr Sidhoum, on retrouve le même optimisme, justifié par «la grande conscience de notre société, en avance sur ses ‘‘élites''. Le peuple, depuis les manifestations de Kherrata, en février dernier, a montré courageusement la voie».
Ce militant infatigable des droits de l'homme croit encore à la possibilité d'un «compromis politique historique», qui sera l'œuvre d'«un vaste mouvement fédérateur de toutes les oppositions réelles et sincères contre le pouvoir en place».
Ledit projet politique devrait se concrétiser, selon lui, à travers une période de transition (un an à un an et demi), qui aura l'objectif principal d'organiser l'élection d'une assemblée constituante. Elle sera marquée par la création d'une instance indépendante chargée d'organiser et de surveiller le scrutin, la révision des lois sur les partis et les associations, ainsi que l'«épuration de l'administration des éléments corrompus».
De même, deux instances à la tête de l'Etat, composées de «visages nouveaux et aucune figure ayant participé de près ou de loin aux différents gouvernements du régime illégitime», seront créées : un conseil Présidentiel et un gouvernement de technocrates pour gérer les affaires courantes. Après la validation de la nouvelle Constitution par voie référendaire, suivront les autres élections (présidentielle, législatives et locales).
Cette vision idéaliste, voire utopiste à certains égards, sert au moins de cap à ne pas perdre de vue. Faisant allusion avec ironie à la conférence de demain qui regroupera plusieurs partis politiques, il réitère sa mise en garde contre les tentations de certains acteurs politiques de détourner la révolution du 22 février au profit de leurs étroits intérêts partisans et idéologiques : «Aller vers des élections présidentielles sous la coupe de l'oligarchie et de son administration corrompue et gangrenée, c'est cautionner la pérennisation du système politique imposé depuis 1962 et trahir la révolution populaire. Et c'est à cela qu'œuvre l'oligarchie en suscitant la kermesse ‘‘boulitique'' du 6 juillet».
Conscient qu'un processus révolutionnaire est habituellement lent et semé d'embûches, Aïssa Kadri prévient également les Algériens sur la nécessité de rester vigilants et patients : «Les luttes vont être longues et dures, avec des hauts et des bas. Souvent, comme l'ont montré de nombreux travaux de recherche, les mouvements sociaux comme les contestations débouchent paradoxalement sur la consolidation des régimes autoritaires. D'ailleurs, ce qui se trame ces derniers jours est inquiétant.
Mais il est certain que rien ne sera plus comme avant le 22 février et que les Algériens ne lâcheront pas, face à une génération en extinction, leur désir de s'approprier leur vie et de se réaliser en tant qu'individus libres et égaux dans leurs différences.»


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