Par Hubert Artus | Rue89 | 27/10/2008 Sans la crise, c'eût été une démonstration, une accusation. Mais elle en fait un coup de tonnerre. Sa « Haine de l'Occident » est parue en pleine crise financière. Jean Ziegler, ancien rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l'alimentation, a accordé une interview à Rue89. Interview plus radicale encore que son livre. Le nouveau livre de celui qui est aujourd'hui membre du Comité consultatif du Conseil des droits de l‘homme de l'ONU, est un ouvrage dense, étayé de faits recueillis durant son activité à l'ONU. Dans « La haine de l'Occident », Jean Ziegler, comme à son habitude, manie à plaisir sa verve pamphlétaire et son franc-parler, accusant le FMI, le président français Nicolas Sarkozy, la banque Mondiale, l‘OMC et le double langage de la communauté internationale. Et d'illustrer en 300 pages le rejet et la haine grandissante du tiers-monde contre l'Occident. La haine, des origines à nos jours C'est d'abord un historique de la haine que le livre de Ziegler met en perspective: « Depuis plus de 500 ans, les Occidentaux dominent la planète. Or, les Blancs, aujourd'hui, ne représentent guère que 12,8 % de la population mondiale. Par le passé, ils n'ont jamais dépassé 24%. » Et Ziegler de resituer les quatre systèmes de domination de l'Occident au long des siècles: les conquêtes, l'esclavage et la traite, la colonisation et enfin « l'actuel ordre du capital occidental globalisé ». Ces dominations terribles, auxquelles on ajoutera les actuels refus de repentance, de réparations et la confiance toujours indélébile du Nord envers l'idéologie libérale, c'est ce qui, pour Ziegler, a irrémédiablement rouvert la blessure. Le Suisse s'en prend ainsi au président français qui, à Dakar en 2007, reprochait aux Africains «leur immobilisme qui ne laisse pas de place ni pour l'aventure humaine, ni pour le progrès». Lorsqu'il dresse la liste des Objectifs du millénaire établis par la communauté internationale, en 2000 à New York (de l'éradication de la pauvreté à la réduction de la mortalité infantile et l'environnement, etc), remarquant que huit ans après rien n'a été fait, c'est pour mieux souligner que la crise va augmenter les causes. Donc, les haines. La crise, pour Ziegler, c'est la révélation des « haines raisonnées ». Des haines réfléchies, travaillées au Surmoi, et débarrassées des intégrismes dogmatiques. Qui viennent d'un « refus organisé et collectif à l'ordre meurtrier du monde ». Ce peut être la victoire d'une rupture mémorielle (victoire électorale de Morales, premier président indien depuis 500 ans en Bolivie, pays essentiellement indien). Ou « une force historique qui va changer le monde ». (Voir la vidéo) La crise financière: quelle rupture? Certes, la crise financière perpétue, cyniquement, la mainmise du libéralisme sur le monde, puisque ce système tente de s'établir comme son propre remède. Dans son ouvrage, Ziegler détaille les systèmes indiens et chinois, et l'on remarque alors que ni l'un ni l'autre ne remettent en question le modèle: « Les oligarchies du Sud se contentent de reproduire le système mondial de domination et d'exploitation inventé par les Occidentaux. » Détaillant ensuite la destruction du marché africain du coton par les firmes américaines avec la complicité de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), les accords économiques inégaux imposés par l'Europe à ses anciennes colonies, le comportement scandaleux du FMI et de la Banque Mondiale qui imposent des conditions draconiennes au remboursement de la dette (évaluée à 2100 milliards de dollars), Ziegler sait bien que la crise ne renversera pas le capitalisme. Néanmoins, c'est grâce à son expérience, et aux différents ambassadeurs occidentaux qu'il tire les conclusions qui sont les siennes dans notre interview: la fin de la doctrine de la « main invisible », cette idée à l'oeuvre dans la politique reagano-thatchérienne selon laquelle la doctrine libérale était une loi quasi-naturelle; cette idée que le marché le plus déréglementé était… le moyen ultime de réguler le moloch, qui, forcément, trouverait le moyen de s'auto-réguler, devenant ainsi un peu humain. Une idée qui prévaut toujours en Occident: les injections et les remèdes trouvés jusqu'ici sont des remèdes libéraux, pas des solutions politiques. Ziegler en choquera plus d'un en appellant ici de ses vœux un « tribunal de Nuremberg pour juger les prédateurs qui ont provoqué ça ». (Voir la vidéo) Ziegler reconvoque la « mondialité » de Césaire et Glissant Quand il évoque les souffrances des peuples opprimés, Ziegler n'oublie pas de coter les penseurs et les poètes qui, ces siècles derniers, ont aussi porté ces paroles et ces idées. Aussi, à la fameuse phrase du regretté Aimé Césaire (« J'habite un long silence, une blessure profonde »), citée dans son livre, il répond aujourd'hui: « Le silence est terminé, et la blessure est ouverte. » C'est « le temps du retour de la mémoire ». Edgar Morin, Aimé Césaire, Kant, Rousseau, Senghor: « La haine de l'Occident », ce ne sont pas que des chiffres, des faits et des cris. C'est, aussi, des ponts entre économie, militantisme et culture. Ce n'est pas le moindre des mérites du Suisse, ici, que de sans cesse illustrer ses bilans et ses dénonciations avec des penseurs, ou des poètes. Car c'est par cette dimension même que Ziegler « dé-occidentalise » son propos, le défocalise. Et ainsi, désamorce les critiques qui l'accuseraient de vain radicalisme. Appréciant Césaire et Senghor, c'est du côté de la pensée des diasporas africaines, des mémoires du Sud, des cultures autochtones, qu'il va puiser. Du côté du « Tout-Monde » cher à Edouard Glissant. Glissant dont le dernier ouvrage, tout comme celui de Ziegler, évoquait les hérésies et le cynisme de l'Occident, et pointait la victoire de la « poétique du divers » et de la résurgence des mémoires opprimées. Aux temps où, en Occident, sévissent le concept d'identité nationale et la crise financière, ces hommes-là sont à lire et relire. Pour rester vivants. (Voir la vidéo) Livres : La haine de l'Occident de Jean Ziegler (Albin Michel, 300 pp., 20€) La version intégrale de l'entretien (21 mn). Y sont abordés, en plus des thèmes de la version courte: Edgar Morin, la crise des subprimes, la crise en Europe, la démocratie sociale, la Bolivie de Morales, Rousseau, Césaire, Senghor…