« Ils étaient 12 millions d'algériens à être dans les rangs du Hirak. 10 millions, dont plus de 8 millions issus des zones d'ombre ont participé à l'élection présidentielle. » C'est l'affirmation de M. Tebboune au cours d'une interview accordée à deux journalistes algériens et diffusée sur l'ENTV lundi dernier avec quelques erreurs de montage auxquelles on s'est habituées. Le Président considère ces 10 millions d'algériens comme étant un « appui silencieux » à sa politique ! Pourtant le 16 décembre 2019, le Conseil constitutionnel a publié les résultats définitifs de l'élection présidentielle avec 39,9 % de taux de participation – un des scores les plus faibles de tous les scrutins algériens- et l'élection de M. Tebboune qui a recueilli 4 947 523 voix soit 58,1 % des 8 510 415 votes valides. Dans cette même élection de décembre 2019, Bengrina catalogué comme « islamiste » a recueilli 1 477 836 voix soit 17,4 % des votants et s'est classé deuxième , avant Ali Benflis (10,5 %), A. Mihoubi (7,3 %), et A. Belaid (6,7 %). De ce fait, et si les chiffres officiels de cette élection sont crédibles, M. Tebboune a été élu avec un peu moins de 5 millions de voix, soit la moitié des 10 millions d'appuis silencieux dont il s'est targué. Ce d'autant que les citoyens algériens ont réitéré dans leur écrasante majorité le rejet du système par l'indifférence manifestée au moment du referendum sur la constitution proposée en novembre 2020 par le Président de la République qui a vu la participation de moins du quart des votants. Cette extraordinaire indifférence aurait pu alerter le système sur son impopularité malgré tout le soutien des gros médias publics comme privés dont il bénéficie. Il n'en est rien ! « La possession du pouvoir corrompt inévitablement la raison » disait Kant. A une question relative à ses divergences avec l'armée nationale, le Président a été clair et sans aucune gêne : « Je suis le ministre de la Défense Nationale et le Chef Suprême des forces armées ». Débat clos ! Mais la constitution lui attribue le rôle de « responsable de la Défense Nationale » pas forcément de ministre. M. Tebboune semble avoir quelque mal avec les chiffres. « Excepté un, deux ou trois détenus, tous les autres sont des détenus de la calomnie, de l'insulte et de la diffamation », affirme le Président pour qui les personnes arrêtées et incarcérées n'ont pas été victimes d'une injustice particulière. A t-on vu l'Etat s'excuser auprès de celles et ceux qui ont été incarcérés injustement ? Il a persisté dans la confusion en mettant en parallèle notre production agricole avec nos exportations de pétrole affirmant qu'« Avec plus de 25 Mds de dollars, c'est la première fois depuis l'indépendance que les recettes du secteur agricole dépassent ceux des hydrocarbures ». On se demande qui pouvait lui souffler un tel contre sens. Selon la Banque Mondiale et pour l'année 2020, la contribution de l'agriculture au PIB national serait de l'ordre de 12 % contre 37 % pour l'industrie et 45,9 % pour le secteur des services. Cette confusion entre recettes d'exportation et production agricole nationale est d'autant plus regrettable qu'aucun des deux journalistes ne le lui a fait remarquer même respectueusement. Tout semble croire que M. Tebboune est au courant de ce qui se dit dans les réseaux sociaux. Il a ainsi assuré que «97% de ces fake news viennent de l'étranger.... faisant allusion au Maroc tout en précisant «C'est surtout après que les deux pays ont repris contact», pour désigner le Maroc et Israël qui ont repris leurs relations diplomatiques en décembre dernier. 97 % ! Admirons la précision ! « Ils ont dit que j'ai démissionné et que l'armée a accepté ma démission. Et l'un d'eux a dit dans une vidéo que cela va avoir lieu dans deux mois. Et, la population ont cru à ces bobards ». Est-ce digne d'un Président de la République de commenter les dires de youtubeurs fussent ils suivis par des milliers de personnes ? Bref.. Une interview surréaliste qui a mis en évidence les lacunes du Président en matière économique et stratégique mais aussi en matière de communication. Elle a aussi montré le fossé qui le sépare des préoccupations quotidiennes des citoyens en particulier depuis le début de cette année notamment les conséquences de la pandémie du Corona sur le plan économique, la soudaine et persistante augmentation des prix des produits de première nécessité et l'absence totale de perspective de sortie de crise. Les deux journalistes n'ont pas manqué de poser des questions assez directes sans toutefois jamais dépasser les limites de la convenance. De toutes les façons l'interview était enregistrée et donc soumises aux fourches caudines de la censure et du montage. De mémoire, M. Tebboune n'a jamais donné d'interview en direct avec des journalistes connus pour leur impartialité ou un parterre de citoyens représentatifs de la société algérienne sur le plan socioprofessionnel, sexe, âge etc. La veille de cet entretien avec les « représentants de la presse nationale », nous avons eu droit à un tout aussi étrange et long communiqué de la Présidence de la République suite à la réunion du conseil des ministres de dimanche dernier présidé par M. Tebboune dont ces extraits : .« L'activation effective des dispositions de la loi sur la Concurrence interdisant le monopole et la pénurie ». Une loi qui interdit les pénuries ? « L'accélération des procédures de soutien à l'investissement dans l'industrie pharmaceutique afin de réaliser les objectifs tracés de réduire les importations pharmaceutiques d'au moins 400 millions USD d'ici fin 2021, et de s'orienter vers l'exportation ». Mais en même temps, il semble se plaindre d'une « contre-révolution avec de l'argent sale» qui freine tous les efforts d'investissement et de soutien qui ne trouveraient pas preneur. « Le maintien des mesures préventives prises, en particulier la fermeture des frontières et de l'espace aérien au vu de la conjoncture sanitaire mondiale marquée par la propagation de variants du nouveau coronavirus ». « Le Président de la République a ordonné l'élaboration d'un texte de loi en vertu duquel le ministère de l'Intérieur et celui de la Culture établissent des critères en matière d'invitation d'artistes étrangers en Algérie, en vue de sauvegarder la référence culture nationale et les ressources financières du pays ». Au vu de la prestation du Président de la République face aux deux journalistes, et au vu du dernier communiqué officiel du conseil des ministres, on a le sentiment que le pouvoir navigue à vue et au jour le jour tout en prêtant une oreille attentive aux réseaux sociaux. Il peine à communiquer sérieusement, persiste dans l'opacité de son fonctionnement, et se perd dans des affirmations hasardeuses facilement contredites par la réalité des chiffres. Le retour du Hirak ne fait pas peur au Président qui pense qu'une partie au moins de sa composante est téléguidée par l'étranger. Des pans entiers des préoccupations quotidiennes des citoyens n'ont pas été abordés : les critères relatifs aux choix des ministres par exemple , la dévaluation du dinar planifiée par une Loi des finances, l'extraordinaire retard accumulé en matière d'accès à internet, le système bancaire qui reste moyenâgeux, l'informatisation des services, la communication officielle, les conséquences relatives à la fermeture des frontières, le devenir d'Air Algérie, la cherté de la vie, les difficultés des structures sanitaires pour faire face à la pandémie, le système éducatif et bien d'autres problèmes... Le seul point de l'interview du Président qui aurait pu retenir l'attention est son invitation aux opposants pour participer aux prochaines élections législatives anticipées afin de constituer un contre-pouvoir en leur promettant des élections qui n'auront aucun rapport avec le passé ! Quand on sait ce que sont devenus les partis dits de l'alliance présidentielle – ancienne et nouvelle- les partis d' « opposition », la lâcheté de leur silence face à la répression qui s'est abattue sur les citoyens algériens pendant les manifestations, leur mutisme face aux graves difficultés que traverse le pays en ce moment, le pouvoir se retrouve SEUL face à la société civile, peut être le seul espoir de sortie de crise. Peut-être.... Parce que si Tebboune, aussi impopulaire qu'il soit, a remporté l'élection présidentielle légalement, c'est quasiment par défaut car il avait en face de lui des candidats qui n'ont brillé ni par leur indépendance, ni par leur programme, ni par leur discours, ni par leur charisme. Et être élu ne suffit pas pour être légitime ! Et donc une fois le constat fait sur les errements du pouvoir actuel, il faut bien se poser la question sur la ou les alternative(s) à ce pouvoir. Or, le malheur de l'Algérie réside dans le fait que, si les politiques ne sont pas suffisamment nourris de connaissances, les technocrates ou les membres de la société civile sont très souvent désespérément apolitiques. Le salut ne pourra venir pourtant que de leur prise de conscience de cet état de fait et de leur union pour sauver du désastre les citoyens algériens qui ont assez souffert d'un pouvoir sourd et aveugle à leurs revendications les plus légitimes.