Le pouvoir et les conditions socioprofessionnelles déplorables des journalistes Selon des études éprouvées, il semblerait que l'espérance de vie des journalistes soit, de tous les corps de métiers, l'une des plus menues, y compris en période de « basse tension ». Le stress, l'engagement passionné, les enquêtes migraineuses, la chasse effrénée à l'info sont régulièrement cités comme des facteurs létaux, sans parler de contextes particulièrement violents qui rendent autrement plus compliqué le port d'une carte de presse. Cependant, il est un facteur « aggravant » qui n'est pas cité dans ces études et qui, de l'avis général, constitue pourtant l'une des plus importantes sources de tracas des rédactions. Ce facteur méchant, c'est le pouvoir. En l'occurrence, les pressions des autorités empruntent les formes les plus diverses. Le plus souvent, elles passent par d'autres canaux que celui de telle « gorge profonde » saisissant son « 4 chiffres » et distillant ses menaces ou ses ordres. Mais le propos ici n'est pas tant de disserter sur le climat « macro » des rapports de force pouvoir-presse, mais de s'attarder un peu sur le quotidien du journaliste et de voir comment il subit le pouvoir dans son corps, dans sa conscience, dans son imaginaire et dans sa chair. Et s'interroger sur les « séquelles » de la confrontation quotidienne avec le pouvoir politique nous paraît tout à fait pertinent en l'espèce, puisque, comme nous le suggérions, le pouvoir conditionne au plus haut point la profession, lui qui « empoisonne » (parfois au vrai sens du terme) la vie d'une rédaction et décide de son destin. On se souvient à ce propos du sort réservé par la machine Bouteflika au quotidien le Matin, dans la foulée de la folle présidentielle de 2004. Le directeur du Matin, Mohamed Benchicou, se souvient-on, avait été arrêté et condamné à deux ans de prison ferme, tandis que son journal fut tout simplement décapité, tout cela pour satisfaire la furie revancharde du maître d'El Mouradia. Les dégâts de dix ans de « bouteflikisme » sont tels que, au jour d'aujourd'hui, sur les quelque 75 titres que compte la presse quotidienne, 90% sont acquis à Boutef. Un rouleau compresseur qui a mis de nombreux journalistes réfractaires à ce « formatage éditorial » dans une position des plus précaire. Qu'un journaliste aussi talentueux et aussi doué que Sid-Ahmed Semiane, alias SAS, se retrouve persona non grata dans toutes les rédactions en raison de sa réputation de chroniqueur au vitriol a de quoi nous interpeller. Cela en dit long sur la solitude du journaliste intègre et jaloux de sa liberté. Même la fameuse « clause de conscience » n'opère plus dans un climat où les marques d'allégeance à « fakhamatouhou » doivent être exprimées et manifestées sans ambages. Dans le code des courtisans, la servilité ne doit pas souffrir la moindre ambiguïté. Aussi, les journalistes dignes sont-ils condamnés à trimballer toujours une lettre de démission dans leur besace ; lettre qu'ils ne manqueront pas de brandir au moindre papier censuré ou pression subie. Mais combien sont-ils ? Les temps, hélas, ont bien changé. Fini l'âge d'or de la presse baroudeuse, frondeuse et fonceuse des premières années de « l'aventure intellectuelle » qui a suivi le soulèvement d'Octobre 1988. La presse dite « libre » donne le sentiment de n'être qu'un îlot de résistance dans un océan de soumission et les journalistes qui résistent stoïquement au « tsunami bouteflikien » sont présentés comme des « romantiques », des idéalistes candides qui croient encore au père Noël. Aujourd'hui, il est plutôt de bon ton d'être dans les bonnes grâces de l'entourage du Président, de faire partie du staff de campagne du raïs. Il est plus chic de s'afficher avec un Blackberry offert par Djezzy à la main. Benchicou l'a bien résumé lorsqu'il avait lancé sa boutade cinglante : « Nous sommes passés de la presse de Djaout à la presse de Djezzy. » Et gare aux rabat-joie ! Combien se retrouvent ainsi dans la précarité la plus totale, à payer au prix fort le tribut de leur intransigeance ? A errer de rédaction en rédaction en essuyant tous les refus et en collectionnant les anathèmes ? La dignité se paie et son prix est la solitude. Notre très cher Chaouki Madani qui vient de nous quitter en savait quelque chose, lui qui végétait encore dans le « ghetto sécuritaire » de Sidi Fredj jusqu'à cette satanée crise d'asthme qui l'a emporté. Il n'avait ni logement AADL, ni forfait Djezzy, ni pige substantielle pour collaboration à Al Jazeera ou au DRS. Sur sa carte de presse, il était écrit : « Le porteur de la présente carte n'est pas à vendre »…