Est-ce par confort intellectuel, par ignorance ou pour mieux noyer le poisson, que certains confrères, sûrement bien intentionnés, mettent les 56 dernières années de notre histoire dans le même sac d'une dictature honnie, produit d'un système à base de pensée «unique» qu'ils veulent indivisible et invariable ! Le raccourci est tentant. Pourtant, on ne se débarrasse pas d'une époque comme on le ferait d'une chemise sale. D'un trait de plume meurtrier, on croit s'octroyer le pouvoir de juger ; mais, au bout, ce n'est qu'un lamentable exercice de style où la généralisation excessive le dispute à la légèreté du propos. L'Histoire ne s'écrit pas en abrégé. Elle n'est pas une petite histoire que l'on raconte à ses petits-enfants autour du feu. Elle est trop fière pour enlacer le zigzag des phrases sibyllines ; trop juste pour se laisser corrompre par l'oisiveté des plumes légères. L'Histoire est certes un tout, mais mettre sur un pied d'égalité l'époque lumineuse du renouveau algérien, la grande ère du rêve qui a nourri nos espoirs et nos œuvres, et le grand déclin, l'inénarrable déroute politique, sociale et culturelle qui l'a suivie, est un exercice pour le moins mortel. Chaque mot porté à l'honneur des braves est une insulte à la mémoire d'un peuple et de son élite qui ont créé le miracle des années 1970 ! Nous n'avions rien, la voiture était le rêve inaccessible et, souvent, les pénuries étaient notre lot quotidien. Les flics nous tabassaient pour un oui, pour un non et nos jeunes copines en minijupe se faisaient badigeonner les jambes par les agents ! Pourchassés par les hommes en bleu, nous avions galopé dans les rues de 1969, arrachant notre part du rêve de 1968... Papillons d'un printemps nouveau, nous virevoltions, remplis du bonheur de porter, en notre être profond, les idées de progrès et de justice qui traversaient l'époque comme un grand courant d'air salvateur ! Nous étions heureux ! Comment expliquer à ces jeunes qui sont devenus des machines matérialistes (la villa, la bagnole, les voyages), que nous étions heureux sans tout cela ! Comment dire aux harragas que, sans avoir les moyens dont ils disposent aujourd'hui, nous n'avions pas besoin d'aller ailleurs pour vivre notre rêve ! Il n'y avait pas encore de visas et le billet d'avion vers Paris coûtait moins de 1 000 DA. Quant à l'autorisation de sortie, il ne faut pas exagérer, non plus. N'importe quel jeune qui pouvait passer de très bonnes vacances pour pas cher grâce à l'agence «Nedjma». Et pourtant, les voyages à l'étranger ne nous disaient rien ! Souvent, de jeunes lecteurs m'écrivent pour me dire qu'ils ne comprennent pas comment des journalistes se permettent de dire que la période de Boumediène était la plus sombre ! Pourquoi cette réaction ? Parce que, simplement, me disent-ils, leurs parents pensent le contraire. «Mon père et ma mère me racontent qu'ils vivaient bien, mangeaient bien, achetaient revues et livres, disques et albums, sortaient souvent au restaurant, allaient au cinéma, se rendaient au dancing, voyageaient partout en Algérie. Les journalistes écrivent autre chose. Mes parents me disent que l'Algérie était belle et qu'ils étaient les plus heureux ici !» Est-ce faire mal à la vérité et à l'Histoire que de dire cela, de reconnaître qu'une génération, la mienne, celle qui a été nourrie à la Révolution des moudjahidine et aux idées de progrès de notre monde, a cru le rêve possible ici ? Non seulement cru, mais agi, écrit, lutté, pour que, plus jamais, l'Algérie des colons et de l'injustice ne revienne : plus jamais, l'inégalité, l'exploitation, les khammès, l'esclavage ne se reproduisent sous le règne des Algériens indépendants ? En mettant entre parenthèses les inestimables réalisations de ma génération, en les mélangeant aux déchets douteux qui dorment au fond du sac d'embrouille réservé par les élégantes plumes d'aujourd'hui à la «dictature», n'essaye-t-on pas de nous reprogrammer, après un formatage en bonne et due forme qui nous fera oublier ce qui a livré un sens à notre vie, cette part de rêve et d'espoir qui nous a donné envie de rester ici, de bâtir l'avenir de nos enfants et de croire que le paradis terrestre allait avoir pour nom Algérie ? Souvent, lorsque je rencontre des Algériens de ma génération, je ne manque pas de les écouter et c'est le bonheur qui s'installe dans ma tête, sevrée de plaisirs par le règne actuel de la médiocrité dont le symbole reste ce lot de milliardaires analphabètes, d'anciens pauvres propulsés par la grâce d'un système qui privilégie les recalés du lycée pour barrer la route aux vrais génies de l'activité économique ! Ces retraités fatigués me racontent, à leur manière, ce qu'ils ont fait pour le pays ! Tout, pratiquement tout ! Les jeunes plumes qui, d'un trait souvent maladroit, regrettent presque la colonisation, ne savent pas ce qu'est la colonisation ! Ils ne peuvent imaginer la dure réalité vécue par nos parents et nous-mêmes ! Ils ne peuvent pas imaginer la faim, la soif, la souffrance, la maladie, la privation, le dénuement, les pieds nus, les poux, l'arriération, le désespoir, le racisme ! Ils ne peuvent imaginer qu'au lendemain de l'indépendance, les ingénieurs nationaux se comptaient sur les doigts d'une main, que l'ensemble des secteurs d'activité était dépourvu de cadres, que tous les services publics étaient abandonnés par les Français et que l'Etat n'avait que quelques milliards en caisse ! Partir de zéro, remettre la machine en branle, assurer la continuité du service public, faire marcher les trains, les stations électriques et tout ce qui est essentiel à la vie ; toutes ces missions impossibles furent menées avec succès par les nouveaux Algériens, ces femmes et ces hommes qui vont étonner le monde par leur capacité à maîtriser le destin de leur pays. Ils bâtiront, quelques années plus tard, le «Japon» de l'Afrique, au rythme d'une industrialisation massive et intrépide dont le choix était la meilleure réponse aux sirènes de l'économie de marché. «Faites du tourisme et de l'agriculture», conseillaient les mauvais conseillers. Comme si l'Angleterre, l'Amérique, le Japon ou la Russie avaient bâti leurs économies sur l'agriculture et le tourisme ! Et encore, aux gens qui veulent nier certaines vérités, rappelons que l'Algérie des années 1970, une décennie après le départ des colons, exportait, par navires entiers – ceux de l'Ofla — oranges et agrumes vers les ports de Hambourg et ceux du nord de l'Europe. C'était l'agriculture socialiste, non ? Quant au tourisme, on ne vous dit pas que, malgré les choix stratégiques de Boumediène, l'Algérie avait commencé à se doter d'une infrastructure qui n'avait rien à envier à celle existant, à l'époque, en Tunisie et au Maroc. Faisant appel à des architectes de renom, le secteur public du tourisme a créé des stations de réputation mondiale qui recevaient, grosso modo, le même nombre de touristes que ceux visitant les pays limitrophes ! C'était avant que l'on nous complexe, au point de nous ridiculiser ! Tiens, les Chinois travaillent mieux que les Algériens et, pour un chantier de pacotille, de petites entreprises égyptiennes ou turques devancent les Algériens qui sont souvent recalés ! Cependant, une lueur d'espoir éclaircit notre ciel depuis peu : dès que la crise économique a montré ses crocs, nos responsables sont revenus au «compter-sur-soi» cher à Boumediène et qui reste la seule voie menant à la véritable indépendance économique du pays. Mais cela survivra-t-il à une éventuelle embellie financière ? M. F.