Le natif du quartier de Bir-Djebah en Haute-Casbah est semblable aux fontaines de son enfance : de chacun de ses livres jaillit une eau d'une irrésistible séduction. L'«acte II» consacré aux salles de cinéma est une autre invitation à boire à longs traits tout au long de ces émouvantes «ziyarate» autour des fontaines (culturelles) que sont les salles obscures. Mais le cinéphile enragé de l'Alger d'antan — la ville dont les souvenirs ne se sont jamais effacés de sa mémoire — invite aussi à ne pas céder au défaitisme. Il encourage à réfléchir et à réinventer l'exploitation cinématographique. C'est par passion que Nourreddine Louhal a déjà écrit un premier ouvrage sur le sujet, publié en 2013. La nouvelle version de ce livre (l'acte II) est explicitée dans la note de l'auteur : «L'ouvrage que vous avez entre les mains est la matrice dans laquelle a été insufflée l'âme de mon livre : Sauvons nos salles de cinéma (...). Aujourd'hui que le stock est épuisé, le livre (...) est ardemment recherché (...). Donc, et eu égard à l'avis de mon lectorat et sur l'insistance de mes consœurs et de mes confrères, j'ai décidé, non de rééditer Sauvons nos salles de cinéma, mais de le réécrire, en tenant compte des nouveautés qui s'esquissent au jour le jour sur la scène artistique. Donc, le voici dans une toute autre version où est inclus également l'inventaire des salles de cinéma de la banlieue d'Alger et du répertoire des salles obscures de la Kabylie, d'Oran, Sétif, Constantine, El Khroub et Tébessa. Soit une réécriture qui a généré une toute autre mouture et telle que vous ne l'avez jamais lue.» Inscrite dans le prolongement de la première œuvre, pareille «réécriture» ne veut pas se restreindre à une partition nostalgique telle que produite après la disparition des salles obscures jadis au centre de la vie sociale et culturelle. Car, pour Nourreddine Louhal, c'est bel et bien la fin d'une époque. L'acte de décès a été signé il y a quelques décennies de cela : «C'était la dernière séance et le rideau sur l'écran est tombé» (Eddy Mitchell dont les paroles de la chanson prémonitoire ont été reprises par l'auteur à la fin du livre). A sa façon et dans son style inimitable, très imagé, Nourreddine Louhal raconte à ses lecteurs la vie et la mort (souvent la mise à mort !) de ces lieux mythiques, de ces temples de l'évasion et du rêve, qui, dans le passé, étaient la meilleure école pour les enfants, les jeunes et les adultes. Lui-même avait été profondément marqué par le cinéma, depuis son très jeune âge. Il est tombé profondément amoureux, entrant à chaque fois dans une salle obscure pour tout absorber. C'était la vraie vie. C'est la raison pour laquelle on retrouve dans tous les écrits de Nourreddine Louhal cette imagination intacte et cette capacité de rêver inspirées de l'éternelle jeunesse créative propre aux artistes. Et c'est aussi pourquoi, grâce à lui, les histoires ne disparaissent jamais, à chaque fois ressuscitées par sa plume, par sa mémoire, vive et par des reportages «sur le terrain» (ici tous les cinémas encore existants ou à jamais disparus, qu'il a revisités lors de ses périples). Dans ces récits empreints de vie, il raconte des histoires de salles obscures et qui s'inscrivent dans des séquences de temps. Des histoires qui défilent comme sur un écran de cinéma ! «J'ai eu l'heureux privilège d'avoir connu et fréquenté les salles de cinéma d'Alger à l'époque où les façades d'immeubles de ‘'Bled Sidi Abderrahmane'' étaient hérissées d'enseignes. Oui ! J'ai eu aussi l'accord parental d'aller autant de fois que de raison dans ces salles de cinéma, du temps où elles égayaient le quotidien de l'anonyme homme de la rue et brillaient de mille feux sur les rues désennuyées d'‘'El-Assima'' (la capitale). Pour l'exemple, la foule ravie n'avait d'yeux que pour l'inégalable enseigne de la salle le Dounyazad (ex-Splendid) qui illuminait Alger en s'inspirant du modèle ‘'by night'' lorsque fut donné le la à la fête du premier Festival panafricain ce 21 juillet 1969», se souvient-il. Il avait 14 ans. Un âge où «l'aventure n'était pas si loin que ça, puisqu'elle était à portée de main...» Et c'est l'inoubliable instant, où l'on rend ses habits d'enfant, «pour aller humer l'air du large». La mémoire, la mer et Alger la Blanche... Le préambule et la première évocation des écrans de la capitale, entre hier et aujourd'hui, cinquante ans après, sont le prélude pour préparer le lecteur au chassé-croisé d'images, de souvenirs, d'évènements, d'anecdotes, de mise en scène de la vie, de choses qu'on raconte et qu'on donne à voir, de détails insolites ou originaux croqués sur le vif, de coups de foudre, de moments de bonheur, de peines et de déceptions. Nourreddine Louhal donne à lire une sorte de saga cinématographique dans laquelle il joue le rôle du guetteur professionnel : il écrit ce qu'il a vécu, ce qu'il a vu, ce qu'il a ressenti, ce qu'il a entendu, ce qu'il a goûté, ce qu'il a touché, ce qui l'a inspiré, ce qui a nourri son imagination et tout ce qui a ouvert son esprit aux valeurs universelles. L'écrivain, le journaliste, le cinéphile, le chroniqueur et le conteur sont ici réunis pour former une même voix qui, tour à tour, devient mélancolique, joyeuse, sérieuse, rageuse, persuasive... Il est à la fois acteur et observateur (spectateur) attentif du répertoire aussi riche que méthodique qu'il donne à lire. Il a écrit tout ce qu'il sait sur l'exploitation cinématographique en Algérie, privilégiant une démarche et une technique d'écriture qui lui sont propres, assez originales : l'arrêt sur image et le cliché instantané. Résultat, un recueil méthodique mais très vivant : c'est l'histoire vraie de toutes ces salles dites obscures à qui l'auteur a insufflé une âme et de la lumière. Des salles dont il a saisi la matière vivante, y compris celles qui n'ont pas résisté au temps et à l'œuvre destructrice des hommes. La vie, la mort ou la résurrection de ces salles sont le personnage principal de toutes ces histoires où l'information a quand même le dessus, le livre étant avant tout une grande enquête. Dans son riche inventaire, Nourreddine Louhal a recensé et passé en revue toutes les salles de cinéma d'Alger (première partie de l'ouvrage) et de sa banlieue (deuxième partie), réservant la troisième et dernière partie aux salles de «l'Algérie profonde» (Kabylie, Oran, Constantine, Sétif, El-Khroub et Tébessa). L'état des lieux, triste et révoltant, est «un sérieux écueil à la relance du cinéma». Il ne peut y avoir de cinéma en l'absence de salles et d'activité commerciale. Il n'y a donc pas de public, aucune industrie cinématographique ni de distribution... C'est la quadrature du cercle. «Idée généreuse ou irraisonnée (...), le président Ahmed Ben Bella (1916-2012) décida dès l'an 1963, de la nationalisation des salles de cinéma, suivant le décret n°64-41 du 19 août 1964 et confie la gérance au Centre national du cinéma algérien, à l'époque où l'Alger s'enorgueillissait de 43 salles de cinéma», rappelle fort justement l'auteur, avant d'entamer la première partie. Ce texte préliminaire est une brève rétrospective de la lente et inexorable descente aux enfers du septième art en Algérie. Pour Nourreddine Louhal, la toute première décision de nationaliser les salles allait porter un grave préjudice à l'activité cinématographique. C'était l'acte de naissance du désastre qui allait suivre : «Inexpérimenté et surtout indigent en matière de ressource humaine, le logo du CNCA n'a pas tenu longtemps au fronton de l'autorité de tutelle du septième art, puisqu'il fut dissous en 1967 et ses actifs biens-fonds furent versés au Centre algérien de la cinématographie (CAC) et à l'Office national pour le commerce et l'industrie cinématographique (ONCIC). Le mieux aurait été d'en rester là ! Mais, plutôt que de s'astreindre aux tâches de la maintenance de la voirie et à la collecte d'ordures ménagères qui leur sont traditionnellement réservées, voilà que les élus municipaux lorgnaient l'inespérée manne qu'il y avait à gagner au titre de la rencontre fiscale prélevée sur la vente de ticket d'entrée». Evidemment, les responsables communaux n'avaient rien à voir avec le cinéma ni avec la gestion des salles. La catastrophe ! Ajoutons à cela la monopolisation de la distribution, les freins à la post-production (laboratoires), l'absence de volonté de créer une industrie cinématographique, la mainmise de l'Etat — étouffante et stérile — sur un secteur de plus en plus plombé par les décisions irréfléchies des responsables. Et c'est ainsi que «anticipant sur le choc pétrolier de l'an de grâce de 1986, le beylik d'essence sobre, hâtif et craintif, s'était rué dans l'irréfléchi plan d'austérité si lourd de légèreté avec l'adoption de l'inavouable dessein d'offrir sur le plateau nos salles de cinéma au profit de repreneurs privés !» Ce qui confirme bien qu'il n'y avait jamais eu une quelconque volonté politique de s'occuper sérieusement de commerce ou d'industrie cinématographiques. «Les forces de l'obscurantisme n'auraient pas fait mieux que les pouvoirs publics», dénonce l'auteur. Et de rappeler au lecteur comment s'est opéré ce tour d'escamotage : «Pour ce faire, l'acte de désistement sur la gérance de nos salles de cinéma fut d'abord étayé par une circulaire interministérielle signée de part et d'autre par les départements ministériels de la Culture, des Finances et de l'Intérieur, dont les «entendus» facilitèrent ainsi au privé, l'accès à la gestion. Alors, et au lieu que ces salles soient octroyées aux gens du septième art et aux intermittents du spectacle regroupés en coopérative, au contraire l'instance délibérante des conseils municipaux approuva en l'an de grâce de 1983 et à main levée, la gestion au profit d'‘'obscurs'' repreneurs qui n'en demandaient pas tant !» La mort annoncée des salles de cinéma, dans les années soixante, va être précipitée depuis lors. Les salles sont désormais reléguées au rang des antiquités et, pour bon nombre d'entre elles, carrément menacées de destruction ou détournées de leur vocation. Les premières mesures sont immédiates : les intermittents du spectacle sont «jetés en pâture à la vindicte d'un patronat débridé qui congédia la caissière, l'ouvreuse et le projectionniste» ; les salles 35 mm sont transformées en salles de vidéo-projection. C'est une mutation radicale des comportements qui s'opère. «Autre coup de canif au bail de gérance, l'usage de la cassette-vidéo avait bousculé hors de la cabine de projection la copie de la pellicule, et peu à peu la pizza et le sirop à l'eau se substituèrent à la dégustation d'un bâton d'esquimau à l'entracte !», relève l'auteur. L'autre coup fatal porté aux salles, c'est l'arrivée du magnétoscope et le développement des nouvelles technologies de l'information et de la communication. C'était la dernière séquence, «le diable avait accompli son œuvre, lorsque la bande magnétique céda l'image aux supports ‘'Digital Versatile Disc'' (CD-ROM) et DVD pour la diffusion de matchs de football à des jeunots en mal d'identification dans l'intérieur repoussant de salles de cinéma d'Alger-Centre qui menacent ruine». Les nostalgiques qui regrettent l'atmosphère bon enfant des salles d'antan ont eux aussi changé leurs habitudes, contraints et forcés, mais gardent dans les yeux un désir indéfinissable. Les cinéphiles savent que rien ne fonctionne pleinement sans l'impulsion du désir. Les décideurs, les responsables de la culture le savent-ils ? La castration a été achevée dans les années 1990 lorsqu'ils se sont attaqués à démanteler les sociétés de production cinématographique. Depuis, c'est le désert peuplé de toutes les solitudes : de très rares salles «rénovées», désertion du public, aucune politique de production, de distribution et d'exploitation des films, absence de studios de tournage et d'écoles de formation, aucune coopération avec les réseaux internationaux de distribution, aucune réflexion sur le futur marché des multiplexes et sur la façon de réinventer l'exploitation cinématographique, etc. Aujourd'hui, il s'agit de faire en sorte que le cinéma en salles redevienne, malgré les mutations, une pratique culturelle importante. L'Etat devrait cette fois intervenir intelligemment avec une politique d'exception et de soutien à la diversité. C'est cette politique d'accompagnement (et non de volontaire incompréhension, d'étouffement et de désintérêt) qui va favoriser les nouveaux usages en remplacement de l'exploitation traditionnelle presque entièrement disparue. Le guide très complet et très détaillé que donne à lire Nourreddine Louhal mérite toute l'attention, en premier celle des autorités compétentes. Il écrit à la fin de son périple : «Alger est tombée de son piédestal en termes d'images. Demain est déjà écrit dans un sens ou dans l'autre et notre périple n'aura pas été vain, puisqu'au-delà de l'ardente ambition d'éveiller les consciences, on aura réussi le ‘'challenge»» d'établir un constat d'échec si ‘'alarmant»» ! Et, c'est ce qui nous importe le plus ! L'appel sera-t-il entendu ?» Hocine Tamou Nourreddine Louhal, Sauvons nos salles de cinéma, acte II, éditions Aframed, Alger 2019, 290 pages, 900 DA.