Par Dr. Kamel Rahmaoui(*) «Et je ne vis jamais de méthodes pareilles.» (Corneille, le Menteur, IV.7) La pandémie de Covid-19 a eu pour fâcheuses conséquences l'arrêt subit des cours universitaires alors que le second semestre venait à peine de démarrer. C'est ainsi que les enseignants ont été sommés, verbalement et par hiérarchie interposée, de verser leurs cours écrits à de mystérieux centres d'enseignement à distance, appelés e-learning, sous de multiples pressions administratives. Ils sont nombreux ces responsables de divers établissements universitaires qui se sont empressés de faire l'éloge de ce type d'enseignement nouveau, imposé par l'administration, sans consultation au préalable, ni du corps enseignant ni des étudiants, mettant à profit une situation sanitaire dramatique. Certains de ces gestionnaires ont poussé l'audace jusqu'à déclarer les soutenances des thèses de doctorat à distance légales et même conformes aux règles de l'éthique ! Cependant, le e-learning ainsi que le télé-enseignement soulèvent des questions pertinentes, qui semblent être sciemment occultées par la hiérarchie, à savoir : - la nature juridique des centres d'enseignement à distance et du télé-enseignement ; - les nouvelles relations de travail imposées par le e-learning ; - les droits intellectuels de l'enseignant chercheur ; - les libertés d'opinion et d'expression de l'enseignant chercheur ; - l'égalité d'accès des étudiants au e-learning. À ces questions d'ordre juridique s'ajoutent celles qui relèvent du domaine éthique, notamment : - la conception de l'acte de l'enseignement à distance ; - la qualité de l'enseignement à distance ; - le suivi et l'évaluation des étudiants. Ce sont ces questions que nous proposons d'examiner dans un souci d'éclairer l'opinion publique sur les vraies raisons du recours aux plates-formes électroniques dans l'enseignement universitaire. La nature juridique des centres d'enseignement à distance et du télé-enseignement : des entités mystérieuses Il est curieux de constater que les Centres d'enseignement à distance (CED) et de télé (TE) ont vu le jour en pleine crise sanitaire de Covid-19, les textes régissant leur nature juridique ne sont pas connus, du moins par l'écrasante majorité des enseignants et étudiants, bien que des écoles supérieures utilisent, depuis un certain temps, les CED et TE comme complément à l'enseignement présentiel ou à l'occasion de manifestations scientifiques. Ces centres sont-ils autonomes, ou font-ils seulement partie des différents services de l'administration universitaire ? Possèdent-ils un caractère commercial ? La réponse à ces questions est d'une importance capitale, car ces centres vont disposer des cours qui leur sont remis, comme bon leur semble ; on est plus en face de la relation traditionnelle de l'enseignement où le cours est remis gratuitement à l'étudiant et pour son usage personnel, les plates-formes électroniques ressemblent, à tous égards, aux bibliothèques numériques algériennes qui publient des thèses de doctorat sans accord au préalable de leurs auteurs, exposant ces travaux à un pillage abject alors que l'université n'a dépensé aucun sou pour leur réalisation ; bien au contraire, certaines facultés exigent, en plus des trois copies de la thèse sur support papier, un enregistrement Word et un autre PDF, faute de quoi le diplôme n'est pas remis aux impétrants ! Ailleurs, de tels centres activent parallèlement aux cours présentiels utilisant une logistique performante, un personnel qualifié et font signer aux enseignants désireux de participer volontairement à leurs activités des contrats fort intéressants sur le plan pécuniaire, du moment que ces entités vendent les œuvres qui leur sont remises, les publient, moyennant des sommes symboliques, assurent des formations à la carte, mettent à la disposition du public intéressé leur matériel et sont même agressifs à l'échelle internationale. Il s'agit donc d'une organisation scientifique à caractère commercial ultraperformante et non d'une institution archaïque qui bouleverse la relation de travail liant l'université à l'enseignant. La relation de travail imposée par le e-learning : une relation aux relents libéraux En imposant le e-learning, l'administration modifie unilatéralement la relation de travail liant l'enseignant à l'université, sans l'avertir au préalable, faisant fi de toutes les règles juridiques régissant le fonctionnement de l'université en tant qu'établissement public à caractère scientifique. Le statut de l'enseignant universitaire ne traite pas de la question de l'enseignement à distance, laquelle l'astreint à un travail particulier nécessitant une pédagogie particulière à laquelle il n'a pas du tout été formé et des moyens matériels fort coûteux. Le droit du travail oblige l'employeur à mettre à la disposition de l'employé les moyens de production nécessaires à l'exercice de ses fonctions, les moyens pédagogiques et matériels demeurent donc à la charge de l'université. Qu'a-t-elle entrepris dans ce domaine ? Nos décideurs exigent de l'enseignant, sans contrepartie aucune, d'acquérir un PC, de se former aux techniques de l'utilisation de l'outil informatique, de se connecter à l'internet et de faire «preuve d'imagination» en matière de pédagogie relative aux travaux dirigés et pratiques à distance !!! Du jamais vu, sauf dans la vie militaire. L'université est-elle devenue une caserne ? Nos responsables ignorent-ils que le salaire d'un maître de conférences ne lui permet même pas d'acquérir un PC de moyenne qualité sans parler de la connexion à la Toile ? Cette remarque est aussi valable pour les étudiants, notamment ceux habitant les zones blanches non desservies par l'internet. Ce qui est à la fois triste et drôle dans cette situation, c'est que nos administrateurs partent de l'hypothèse que tous les enseignants et tous les étudiants possèdent des ordinateurs et peuvent se connecter facilement à la Toile, alors que les études récentes font ressortir qu'en Europe 23% des enseignants ne sont pas connectés à l'internet et utilisent des PC de leurs épouses ou leurs enfants. N'est-il pas grand temps de bannir cette mentalité archaïque des années soixante qui a inculqué dans l'esprit des Algériens qu'ils sont les premiers dans tous les domaines, alors qu'ils manquent de tout ? Il n'est pire aveugle que celui qui ne veut pas voir. Cette politique d'exploitation et de mépris du corps enseignant n'a d'égale que celle pratiquée par le libéralisme et peut même mener à des résultats catastrophiques, surtout qu'elle ne tient pas compte des droits intellectuels de l'enseignant. Les droits intellectuels de l'enseignant : un total mépris L'examen rapide du formulaire de création d'un espace de cours sur la plate-forme e-learning que chaque enseignant doit servir renseigne sur le peu d'intérêt que l'administration réserve aux droits intellectuels de l'enseignant. En effet, en plus des renseignements relatifs aux contenus et objectif du cours, l'enseignant est invité à choisir entre deux modes d'accès à ses œuvres, l'un public et l'autre réservé aux inscrits. De quel public s'agit-il ? Quels sont ces mystérieux inscrits ? Un flou total entoure donc la nature juridique de l'exploitation des cours versés dans les plates-formes e-learning. Que cette exploitation soit commerciale ou à but non lucratif, l'enseignant doit être informé sur cette question qui concerne la propriété intellectuelle des travaux confiés aux CED. Se sacrifier pour ses étudiants est une chose, se faire exploiter à son insu par l'employeur en est une autre ! Remettre ses cours aux plates-formes ne fait pas partie des obligations pédagogiques de l'enseignant. Nous sommes devant une obligation nouvelle non prévue par le statut de l'enseignant, à laquelle il adhère en servant un simple formulaire et qui, au final, porte une grave atteinte aux droits de la propriété intellectuelle, c'est le CED qui devient propriétaire des œuvres ! Que la hiérarchie soit de bonne ou de mauvaise foi, cette situation doit être impérativement éclairée, il en est de même d'ailleurs pour les libertés d'opinion et d'expression de l'enseignant chercheur. Les libertés d'opinion et d'expression de l'enseignant chercheur : les dangers d'un contrôle hypothétique L'université se distingue, sans nul doute, des autres institutions par la finalité même qui lui est assignée, à savoir la conservation des connaissances, leur amélioration et leur transmission. Cette noble finalité ne peut être envisagée que si la communauté universitaire jouit de la liberté d'expression et d'opinion. Si lors des conférences dispensées à l'université l'enseignant chercheur exprime librement ses idées devant ses étudiants sur des questions pertinentes, les cours se déroulant dans un amphithéâtre ou une salle de conférences où seuls les étudiants ont droit d'accès, en matière d'enseignement à distance par contre, inscrit ou non inscrit, étudiant ou autre institution peuvent facilement accéder aux cours dispensés, l'enseignant aura tendance donc à s'autocensurer, ce qui porte une grave atteinte à l'esprit critique des chercheurs. Il est souhaitable donc que la hiérarchie s'exprime sur cet état de fait afin de garantir les libertés universitaires lors de l'enseignement à distance, lequel pose un autre problème de taille, celui de l'égalité d'accès des étudiants à cet enseignement libéral. L'égalité d'accès des étudiants au e-learning : un droit ignoré Etudier l'égalité d'accès des étudiants au e-learning, c'est s'intéresser non seulement à ces étudiantes et étudiants dépourvus de moyens financiers leur permettant d'acquérir un micro-ordinateur de base, de se connecter à l'internet, mais aussi à cette masse d'universitaires habitant des zones dépourvues d'eau, d'électricité et de réseau téléphonique, les fameuses zones d'ombre. A-t-on pensé à cette frange de la société complètement ignorée ? Interpellé sur ce constat préoccupant, un responsable central hiérarchique a donné cette drôle et triste réponse : «Nos étudiants ont l'habitude d'échanger entre eux les cours...» Par quel moyen durant le confinement peuvent-ils le faire ?! Sous d'autres cieux, quand le Covid-19 a dévoilé au grand jour que plus de 23% des étudiants ne possédaient pas d'ordinateur, les responsables à tous les niveaux se sont attelés à débloquer les fonds nécessaires pour remédier à ce drame social et culturel ; en Algérie, on n'ose pas affronter la réalité en face. Mais jusqu'à quand ? Après avoir traité des problèmes juridiques que soulève l'enseignement à distance, nous examinons, dans ce qui suit, les questions liées à l'éthique. La conception de l'acte de l'enseignement à distance : l'art de vendre un produit particulier L'enseignement à distance est encouragé par de puissantes entreprises spécialisées dans la production des nouvelles technologies de l'information et de la communication aux fins d'engranger un maximum de profits. La préservation, l'amélioration et la transmission des connaissances ne peuvent se réaliser à distance, car elles exigent une interaction entre l'ensemble des membres de la communauté universitaire, dans une atmosphère empreinte de dignité, d'honnêteté, de confidentialité et de respect de la santé physique et morale de ses membres. Quand l'enseignant dispense son cours, il demeure à l'écoute des observations et des interrogations de ses étudiants et il lui arrive souvent de s'attarder sur un point particulier n'omettant pas en fin de cours de servir sa fiche de suivi et attirer l'attention de l'enseignant des travaux dirigés ou pratiques sur les questions à approfondir, ceci dans l'unique intérêt de la connaissance. L'enseignement universitaire ne peut, par conséquent, constituer un produit commercial, c'est cette réalité d'ailleurs qui a permis aux universités européennes de se développer au Moye-Age, grâce à l'apport financier considérable de l'Etat-nation. L'enseignement à distance obéit donc à une philosophie mercantile, cet état de fait influe aussi sur sa qualité. La qualité de l'enseignement à distance : le dernier des soucis L'activité universitaire, appelée au Moyen-Age «Studium», repose essentiellement sur la rencontre des étudiants avec leur enseignant. Ils ont déjà eu l'occasion d'examiner au préalable le cours auquel ils vont assister, préparer leurs observations et cerner les points qui méritent d'amples explications, ce qui va permettre un échange d'idées considérable et un débat passionné et fructueux, ce qui restera gravé dans les mémoires des membres de la communauté. Cette caractéristique propre à l'enseignement présentiel permet à l'enseignant de remplir ses fiches de suivi pédagogique et d'enrichir son cours, ce qui explique d'ailleurs la différence de la qualité des cours dispensés d'une année à l'autre. Une telle activité ne peut jamais être réalisée même avec le télé-enseignement, car ce qui intéresse les promoteurs du e-learning c'est uniquement l'argent. Penser à l'argent n'est pas comme réfléchir à la connaissance, ce sont deux modes de pensée différents qui peuvent se télescoper, hélas ! Il ne faut pas perdre de vue que les institutions qui se sont fixé pour mission le classement des universités à l'échelle mondiale ne sont pas des institutions neutres, car en introduisant des critères tels la visibilité sur le net et l'archivage disponible sur le web, elles encouragent le recours à l'outil informatique qui fait la fortune des multinationales. Pourquoi les universités de renommée mondiale conservent-elles toujours le support papier et leurs bibliothèques classiques ? Pourquoi ne permettent-elles pas l'accès à tous leurs travaux ? Pourquoi interdisent-elles l'accès à une certaine documentation ? Loin d'être contre l'utilisation de l'outil informatique, nous souhaiterions seulement attirer l'attention sur la face cachée de l'iceberg. En effet, en matière de e-learning, de télé- enseignement et de l'open accès, les enjeux sont à la fois politiques et financiers. Il s'agit de contrôler l'activité scientifique des nations et de les rendre dépendantes de certaines technologies. Il ne faut pas s'étonner d'entendre dire que tout le matériel informatique que nous utilisons actuellement sera dans les prochaines années dépassé ; chercher à tout prix à obtenir un meilleur classement de nos universités sans tenir compte de cette réalité est dangereux. Si la qualité de l'enseignement à distance ne peut égaler celle de l'enseignement présentiel, il va de soi que le suivi et l'évaluation des étudiants posent eux aussi de sérieux problèmes. Le suivi et l'évaluation des étudiants, une mission difficile et très délicate à réaliser L'enseignement présentiel permet un suivi objectif et méthodique des étudiants. En effet, l'étudiant est astreint à une présence obligatoire aux travaux dirigés (TD) et pratiques (TP), le seuil des absences à respecter est défini au préalable et ne pas le respecter entraîne son exclusion. En sus de ces critères, il est soumis à un contrôle continu des connaissances par le biais des interrogations écrites ou orales, en plus de sa participation effective aux TD ou TP, grâce à des fiches de TD, mémoires ou travaux réalisés dans les laboratoires. Peut-on assurer un tel suivi à distance ? Dans certaines disciplines, les étudiants transmettent leurs mémoires via internet à leur enseignant. Combien de mémoires peut-on lire sur la Toile ? Ignore-t-on que l'utilisation abusive de l'outil informatique peut causer des lésions des yeux irréversibles ? Qui sera responsable dans pareil cas, sachant que de telles atteintes à la santé ne sont pas considérées comme accidents de travail ? Des séances de quatre semaines, si l'on en croit certaines sources, seront consacrées à l'explication des cours versés dans les plates-formes électroniques durant les trois mois de confinement. Peut-on expliquer en trente jours ce qui a été transmis pendant quatre-vingt-dix jours ? L'évaluation des étudiants dans pareilles circonstances s'avère délicate et difficile, notamment lorsque l'enseignant se trouve en face de ceux qui n'ont pas pu suivre les cours à distance pour une raison ou une autre. S'achemine-t-on vers une évaluation au rabais comme cela a été constaté dans l'enseignement primaire, moyen et secondaire ? Les principes de l'éthique telles l'honnêteté, l'impartialité intellectuelle et la réputation ne peuvent donc être respectés par le e-learning. Conclusion Le e-learning comme le télé-enseignement d'ailleurs sont incompatibles avec l'enseignement universitaire réel, lequel obéit à des règles éthiques très précises depuis le Moyen- Age. S'aventurer sur ce terrain sans réflexion au préalable sur les conséquences, sur la souveraineté culturelle du pays et sans concertation avec la communauté universitaire, voire la société même, c'est détruire l'université algérienne et briser le rêve de ces jeunes qui souhaitent la rejoindre un jour. Nos chouhada ne se sont pas sacrifiés pour un idéal libéral, mais pour une Algérie libre, sociale et prospère. Créer, par contre, des institutions de droit privé, autonomes, spécialisées dans le e-learning et le télé-enseignement, capables de transmettre notre savoir à l'humanité entière, serait d'un grand apport, non seulement pour la communauté universitaire, mais pour l'Algérie. K. R. (*) Docteur en sciences juridiques. Maître de conférences