Ankara, via un de ses diplomates interrogé à Alger, sous le sceau de l'anonymat, par Le Jeune Indépendant, a affirmé récemment qu'elle « ne fera rien qui puisse froisser son partenaire de longue date ». Affirmant que « nous (Turcs) ne pouvons en aucun cas agir d'une manière qui nuirait aux excellents rapports d'amitié et de coopération entre l'Algérie et la Turquie », il a rappelé aussi « le niveau d'excellence des relations entre les Présidents Abdelmadjid Tebboune et Recep Tayyip Erdogan ». Ces déclarations d'expression des bonnes intentions de la diplomatie turque interviennent pour démentir des informations de presse selon lesquelles des dirigeants du mouvement islamiste séditieux Rachad ont séjourné en Turquie depuis août 2020. Le diplomate en question ne dit pas en revanche si ces mêmes agitateurs ont effectué ou non, avant cette date, d'autres voyages dans son pays. L'omission volontaire ou pas pose en tout cas des questions essentielles. Cette posture diplomatique ne peut empêcher en effet de s'interroger sur la relation qu'entretient le régime d'Erdogan avec les islamistes algériens en général et, en particulier, avec le courant des Frères musulmans qui est proche de la Turquie, pour ne pas dire sous son influence, au même titre que le Qatar. Elle n'interdit pas également de questionner le jeu diplomatique ambigu de la Turquie qui s'avère être un Janus géopolitique historique. Car au moment même où le diplomate anonyme en poste à Alger soulignait, avec force, la qualité supposée exceptionnelle des relations turco-algériennes, des informations, de sources spécialisées, indiquent que le groupe de défense Baykar, pilier du complexe militaro-industriel turc et dirigé par un gendre d'Erdogan, va fournir aux FAR marocaines un premier lot de 12 drones armés sophistiqués. Précisément des TB-2 MALE (moyenne altitude longue endurance). Ces drones d'attaque ont démontré leur efficacité en Syrie et en Libye où l'armée turque est engagée, de même qu'à travers l'Azerbaïdjan qui les a utilisés dans son offensive pour reprendre le Haut-Karabakh à l'Arménie. Ce marché, qui pourrait être suivi d'autres commandes, n'est certes pas susceptible de bouleverser l'équilibre des forces militaires avec l'Algérie. Il intervient cependant dans un contexte géopolitique régional marqué notamment par l'utilisation récente d'un drone israélien par les FAR, et avec l'assistance technique d'experts de l'Etat hébreux, pour tuer un haut dirigeant militaire du Front Polisario. Il est en même temps le signal subliminal d'un discret rapprochement militaire entre Rabat et Ankara, alors même que les intérêts turcs en Algérie dépassent de loin, en volume et en diversité, les échanges turco-marocains. 1200 entreprises turques sont actives en Algérie où Ankara est depuis 2017 le premier investisseur étranger hors hydrocarbures et le troisième client derrière la France et l'Italie, selon l'ambassadrice turque à Alger, Mme Mahinur Ozdemir Goktas, citée par la presse. A titre politique et symbolique, Erdogan est le premier chef d'Etat étranger à visiter l'Algérie au lendemain même de l'élection du Président Tebboune. Alors que sa visite au Maroc, en qualité de Premier ministre, remonte à 2013, et sans être reçu par le roi. Si elles sont aujourd'hui des liens denses sur le plan économique, les relations entre Alger et Ankara ne sont toutefois pas de même qualité sur le plan diplomatique. Parfois caractérisées par des interventions intempestives de la diplomatie d'Erdogan dans le domaine de la souveraineté mémorielle de l'Algérie. Comme lorsque le maître d'Ankara se mêle lui-même du contentieux mémoriel entre l'Algérie et la France, pour embarrasser la France chaque fois qu'il y a de l'eau dans le gaz entre Turcs et Français. Ce fut le cas en février dernier lorsque le Président Tebboune avait recadré son homologue turc qui avait fait fuiter des échanges confidentiels entre eux à propos de la colonisation française. Des propos sortis de leur contexte pour mieux être exploités contre la France. Autre exemple : en 2012, la polémique sur la pénalisation du génocide arménien enfle. Furieux du vote des députés français, Erdogan dénonce les « crimes de masses » de l'armée coloniale en Algérie. Quelques jours plus tard, son homologue algérien, Ahmed Ouyahia, charge la Turquie : « Personne n'a le droit de faire du sang des Algériens un fonds de commerce .» Et Ouyahia de convoquer justement l'histoire de la guerre d'indépendance pour rappeler que la Turquie a généralement voté contre l'Algérie en lutte à l'ONU ou s'est abstenue. Se rangeant donc du côté de la France, sauf en 1960 où elle a autorisé l'ouverture d'un bureau du FLN à Ankara, à la faveur de la prise du pouvoir par l'armée kémaliste. Ou encore lorsqu'elle a livré en 1957 et en 1959, via l'armée libyenne, deux lots d'armes à l'ALN, selon des archives françaises (fusils, mitrailleuses, mortiers). Mais en 1961, le gouvernement d'Ismet Inönü, l'ancien bras droit d'Atatürk, refuse de reconnaître le GPRA ! Ces deux épisodes de l'exploitation politique du contentieux mémoriel algéro-français sont deux autres illustrations de la bivalence diplomatique et de la duplicité historique de la Turquie. Ancien pays laïque devenu islamiste, la Turquie est incarnée ainsi par un Erdogan qui arbore un visage digne du Français Lafayette que Chateaubriand voyait comme une espèce de monomane et de dieu avec une tête à deux visages opposés : « Royaliste, il renversa en 1789 la royauté, républicain il créa en 1830 la royauté des barricades (...) ; la liberté l'invoque à Washington, l'anarchie à Paris .» Cette face janusienne de la Turquie d'Erdogan, on la retrouve, d'autre part, dans les rapports avec Israël. La Turquie, qui a reconnu l'Etat sioniste dès 1949, et qui a signé en 1996 un partenariat stratégique avec Tel-Aviv, fondé notamment sur un traité de coopération militaire et technique étroite, suivi d'un accord de libre-échange la même année, s'agite beaucoup quand il est question d'exprimer de l'empathie ou de la sympathie avec la cause palestinienne. Il s'agit là d'une diplomatie de l'affect qui n'a jamais incité Ankara à geler ou à rompre ses relations diplomatiques avec Tel-Aviv. Encore moins de dénoncer les accords militaires et économiques stratégiques entre les deux pays qui continuent de coopérer de plus belle. « Il y a très loin de la velléité à la volonté, de la volonté à la résolution, de la résolution au choix des moyens, du choix des moyens à l'application », disait Jean-François Paul de Gondi, cardinal de Retz, homme d'Etat, homme d'Eglise et homme de lettres français du 17ème siècle. Qui a dit par ailleurs que « l'on ne sort de l'ambiguïté qu'à ses dépens » ! N. K.