C'est une biographie romancée consacrée au célèbre poète kabyle Si Mohand ou Mhand que nous propose le cinéaste et écrivain Ali Mouzaoui. Comme un nuage sur la route est paru en octobre 2020 aux éditions Frantz-Fanon. À travers son roman, Ali Mouzaoui nous raconte la vie de l'aède Si Mohand depuis sa naissance, vers 1845, dans une famille paysanne assez aisée, jusqu'à sa mort, en 1905, à Michelet (Aïn-El-Hammam), après une vie d'errance. Son oncle, Cheikh Arezki, un homme réputé pour sa sagesse et son érudition, avait prédit que son cher neveu «deviendra un grand ''âalem''». En effet, Si Mohand suivit une instruction coranique. «La zaouia de Sidi Abderrahmane des Illoulen était un joyau blanc posé par les dieux sur un flanc de montagne raide... Dans une pièce aux murs soigneusement passés à tumlilt — la chaux bleue — où s'étendaient des tapis, un haut quinquet de cuivre doré répandait sa lumière. Mohand ou Mhand était assis en tailleur, dos au mur, un livre ouvert sur ses genoux. Il était vêtu de blanc», écrit l'auteur. Le poète errant a assisté au débarquement des troupes françaises du général Randon en Kabylie suite à l'insurrection de 1871 et à l'anéantissement de son village Icheraïouen (ex-Fort National). Les villageois avaient été massacrés et les Ath Hmadouche (famille de Si Mohand) ont dû fuir à Sidi-Khelifa. Les drames se sont multipliés. Le père du futur poète fut assassiné, son oncle déporté et les terres familiales confisquées. «Cinq cents mètres plus bas, des forçats s'échinaient à briser des roches, usant de lourdes masses, les chaînes aux pieds. Une colonne de galériens montait vers Icheraiouen, portant de grands blocs sur les épaules. Ils croisèrent une foule de déracinés, forcés de quitter le village. Ceux qui ouvraient la marche portaient des blessés et des morts sur des claies en roseaux. En tête, Cheikh Arezki, ses frères Mohand et Said, ainsi que hadj Idir. Ils portaient un corps dégoulinant de sang... Au milieu de l'apocalypse se tenait, debout, Mohand ou Mhand, absent. Sur son visage, quelques traces de suie et des marques de larmes séchées.» Ces malheurs ont marqué au fer rouge Si Mohand et forgé sa personnalité. Il cultiva une vie de bohème, entreprenant de longs périples à pied. Nulle part il ne se sentit chez lui. Déraciné, il chercha en vain l'apaisement sans jamais le trouver. Ali Mouzaoui nous raconte l'histoire d'amour qui lia Si Mohand ou M'hand à Ourida, sa camarade de jeux d'enfance. Le couple se marie, mais, très vite, il y a de l'eau dans le gaz. Le poète ne tient pas en place. Il passe son temps à fuir la maison. Sans travail, il n'arrive pas à subvenir aux besoins du ménage, ce qui irrite au plus haut point sa belle-mère chez qui le couple s'est installé. Sa femme tente de le secouer : «Si Mohand ou Mhand, tu es un clerc, mais tu ne comprends pas les choses les plus évidentes. La pire des hontes est de vivre aux crochets d'une belle-mère, veuve de surcroît. Secoue les pans de ton burnous et mets-toi au travail !» Mais Mohand est un électron libre qui ne veut pas renoncer à sa vie de bohème. Il fréquente les tavernes et les femmes de petite vertu. Le «Verlaine kabyle» boit beaucoup d'absinthe. Il ne se sépare jamais de sa tabatière et de sa pipe, écrit l'auteur. Un jour, il assiste à une étrange apparition. «Légèrement derrière lui, au milieu de la rivière, se dressait une silhouette. C'était un vieillard appuyé sur une canne. Il paraissait usé par une longue fatigue, au bord de l'écroulement. Ses vêtements sombres étaient en lambeaux... Le spectre était d'une extrême maigreur et avait, étrangement, une certaine ressemblance avec lui... Parle et je ferai les vers ou fais les vers et je parlerai.» Suite à cette mystérieuse apparition, Si Mohand fait le serment de ne jamais réciter le même poème deux fois. Durant ses déambulations, sa canne ne le quitte plus. «Au nom de Dieu, je vais entamer le poème, puisse-t-il être bon et s'en aller errant dans les plaines. Quiconque l'aura entendu l'écrira. Il ne l'oubliera plus. L'esprit sagace en comprendra le sens.» Dans la dernière partie du roman de Ali Mouzaoui, le lecteur suit les tribulations du poète à Tunis où il se déplace à pied afin de rejoindre des membres de sa famille. Il est rejeté par ses frères et ses oncles. Grand marcheur, il récite ses isefra en échange de quelques pièces de monnaie qui lui permettent de survivre. On l'aperçoit à Annaba, à Alger, à Boukhedra... «Mon cœur, ne sois point si contrit. Dieu qui compense. Un jour peut-être tournera ses regards vers toi. J'erre depuis deux ans perdu, gonflé de colère, en butte aux coups des buses.» En 1904, Si Mohand rencontre Ammar Ben Said Boulifa. «L'enfant d'Adeni avait, durant ses brillantes études, trouvé en l'œuvre du poète des images et des valeurs à mettre en face des classiques de l'école française. Il décida ainsi de faire connaître Si Mohand ou Mhand au-delà des frontières du Djurdjura.» Après des années d'errements, Si Mohand ou Mhand va s'éteindre en 1905, à l'hôpital Saint-Eugénie de Michelet. «La gangrène envahit mon pied. Mangé de vers. Le mal empire chaque jour. Je suis paralysé, cerné d'épines. Les mois sont pour moi des années. Il est clair que je marche à la tombe. Finis les plaisirs. A tous mes amis je pardonne.» Les isefra de Si Mohand ou Mhand parlent de la nostalgie de la terre natale, de l'exil, du déracinement, de l'amour, de la solitude... L'auteur nous en propose de larges extraits. Ali Mouzaoui est cinéaste, diplômé de l'Institut supérieur du cinéma de l'Union soviétique. Il compte à son actif une importante filmographie : Portrait de paysagiste, Les piments rouges, Les Ramiers blancs... Il a également publié un premier roman en 2005,Thirga au bout du monde. Soraya Naili Comme un nuage sur la route. Ali Mouzaoui. éditions Frantz-Fanon. 2020. 231 p , 800 DA.