URGENCE. C'est tout simple. N'importe qui d'entre nous peut fâcheusement se prêter à l'exercice. Il suffit juste d'être affligé de la malchance d'avoir une personne très proche en réanimation. Mettons que c'est déjà un miracle qu'elle ait été admise. Oui ! L'autre miracle, c'est d'arriver à faire jouer les mécanismes de la machinerie de débrouillardise made in dialna pour trouver soi-même, dans le contexte de pénurie exploité par les rapaces, les médicaments nécessaires au traitement du membre de votre famille, y compris les poches de nutrition parentérale. Ça, c'est du boulot ! Le citoyen qui fait le turbin de l'Etat, ce n'est pas rien ! Mais, «mieux vaut ça que pire», comme le dit de façon si résignée la sentence populaire. Pour autant, noter cette déficience du système sanitaire, compensée en partie, par le dévouement des personnels médicaux et paramédicaux, ne nous exonère pas de la foi patriotique qui fait répéter, l'œil humide de fierté, que nous avons le privilège de bénéficier du meilleur système sanitaire d'Afrique. Amine. Faut pas avoir peur de le dire, yak ! Faut avoir peur de rien ! VAILLANCE. La peur ! Voilà la grande question du moment. C'est comme les saisons. Elles se suivent dans un ordre qui en est de moins en moins un. Le courage et la peur tiennent d'un calendrier régi non pas par Chronos, le maître du temps, mais par les divinités des officines. Après le grand courage tranquille dont ont fait preuve les Algériens boostés par le mouvement populaire de 2019, voilà que l'arbitre siffle la mi-temps de la peur. La peur absolue. Elle intervient dans tout, sur tout. Elle est partout. Elle te fait choisir, parfois dans la panique, les mauvaises questions, les mauvais sujets, les mauvais moments, les mauvais mots. Bref, la peur te fait plus mauvais que tu ne l'es. Normal ? Elle te fait vivre par anticipation le danger qu'on te promet. Si tu... Quoi ? Eh bien, tu ne connais même pas le tarif. Il est variable, fluctuant, imprévu, imprévisible. Pour le même truc, il y a des tarifs différents. Ça s'appelle le marché libre de la peur. C'est dans les replis de cette différence que se love la pire des peurs. Celle du ridicule qui, au moins, n'envoie pas en réanimation et qui est la seule que nous ne ressentons pas. Pour le reste, on est bien pourvus. Tout le monde a sa petite peur comme on a ses convictions ou sa foi. Ça circule avec l'alacrité du coronavirus. Même ceux qui font, ès qualités, agiter le totem de la peur ont peur que, une fois terminé leur rôle de sorcier, ils en viennent à avoir peur de casquer. La peur, comme le virus, est une chose démocratique. Elle concerne tout le monde, sans préjudice de genre, d'âge, de position sociale et même de grade dans l'armée. FILM. Récolté cette phrase dans Leçons persanes, le film magnifique de Vadim Perelman, qui raconte l'histoire poignante d'un Juif qui se fait passer, dans un camp nazi pendant la Seconde Guerre mondiale, pour un Persan afin d'avoir la vie sauve. L'un des chefs du camp cherche précisément un Persan pour apprendre le farsi dans le but de fuir à Téhéran après la guerre. Acculé dans sa survie, le faux Persan invente une langue qu'il apprendra avec aplomb au commandant. Ils deviennent amis. A un certain moment, le faux Persan et le vrai nazi tiennent l'échange suivant : -Je suis fatigué, dit le prisonnier. - Fatigué de quoi ? Interroge le nazi. - Je suis fatigué d'avoir peur. BASELITZ. Le plasticien allemand Georg Baselitz né en 1938 à Dresde a grandi sous le nazisme et dans la guerre. A la fin de celle-ci, il se trouve du côté de la future RDA. Voilà comment il décrit son art, tel qu'appris dans une Allemagne dévastée par le nazisme belliqueux : «Je suis né dans un ordre détruit, un paysage détruit, une société détruite. Et je n'ai pas voulu réinstaurer un ordre ; j'avais vu assez de soi-disant ordre.» Pourquoi le citer ici et maintenant ? Eh bien, il répond à une préoccupation que de nombreux artistes sous nos latitudes ressentent avec la même acuité. Quel art pour quel ordre ? Et surtout, évidemment, quel ordre ? MATCH. Peur de rien, le pote ! Dans une rame de métro bondée d'une ville européenne, un Algérien que l'on reconnaît aisément à son accent parle à voix haute au téléphone, commentant le dernier match de l'équipe nationale. Il fait absolument comme s'il était seul dans le train. Parfois, il pose un regard compassé sur les gens qui l'entourent et qui ignorent la grandeur du moment qu'il est en train de vivre. Mais à un moment, un passager qui, lui, est en train de lire, interpelle notre compatriote enthousiaste : - Monsieur, parlez s'il vous plaît un peu moins fort, vous dérangez tout le monde. Les gens autour acquiescent : - Oui, oui, parlez moins fort, s'il vous plaît. Profondément blessé, notre compatriote se lève soudain et crie dans une posture sur-théâtralisée : - Oui, je sais, c'est parce que vous n'aimez pas l'Algérie que vous me faites taire ! Voilà comment on marque contre son camp. SILENCE. Jusqu'au silence qui fait peur. Dès qu'on cesse de gagner, le silence devient trouble. On descend le plastron. La fantasia du vainqueur se mue en jeu de massacres du vaincu. Quand je gagne, on est les meilleurs. Ça, on le sait. Quand je perds, c'est forcément la faute aux autres. Triste d'en arriver là. Les explications surnaturelles sur les causes de la défaites sont plus terribles que la défaite elle-même. La prévalence de l'explication par l'usage du gri-gri est terrifiante. On replonge dans ce gouffre où tout fait peur. A. M.