Place Audin, 7h30. Depuis de nombreuses ann�es, cette place est devenue encore plus exigu� car, l�, y stationnent en permanence des v�hicules de la S�ret� nationale appuy�s par un bin�me de la brigade motoris�e en Vespa qui sortent leurs sifflets � la m�me vitesse qu'un automobiliste songe � s'y arr�ter. Ceux qui s'y attardent feignant de n'avoir rien entendu ou simulant une panne de circonstance s'invitent illico presto au... carnet de PV de l'homme en bleu. En deux temps, trois mouvements, l'agent �d�dicace� un PV. L'automobiliste, forc�, commence � se faire � cette coercition. L'on s'estime privil�gi� lorsque �monsieur le policier�, dans une parodie de la cl�mence, s'abstient de retirer le permis de conduire. Le tunnel des Facult�s se r�veille � ce moment pr�cis. Ce souterrain d�bouche, trois cents m�tres plus bas, sur la gare ferroviaire de l'Agha. Encastr�e en plein c�ur d'Alger, � deux pas du carrefour de l'Agha et � proximit� du Maur�tania, cette gare, la plus importante de tout le pays, tire son nom de �zeboudj El- Agha�, les oliviers de l'Agha. Avant que les Fran�ais n'y fassent passer, d�s 1879, la premi�re voie ferr�e d'Alg�rie, ce quartier servait � l'�poque de la r�gence ottomane de lieu de rassemblement des troupes sous le commandement de l'Agha. Trois minutes chrono et nous nous retrouvons � l'int�rieur du b�timent des voyageurs. Il est difficile de croire que ce hall suspendu et exigu enregistre le trafic de voyageurs le plus dense de toutes les gares du pays, bien plus que la c�l�bre gare centrale d'Alger. D�cor sommaire : un t�l�viseur qui devrait normalement indiquer les horaires des navettes mais qui reste �trangement �teint ; une photocopie d'une affiche coll�e � m�me la vitre laissant transpara�tre les empreintes digitales de l'agent qui s'y est coll� � la t�che ; une femme de m�nage qui n'a pas encore termin� son service mais se permet tout de m�me de faire glisser sa serpilli�re en lambeaux et crasseuse entre les pieds des usagers... Voil�, un �tat de s�rieux approximatif. A l'�vidence, elle ne r�pond plus aux exigences du trafic qui s�y produit. La rang�e humaine qui se dresse devant l'unique guichet ouvert � cette heure de grande affluence pourvoit un dernier argument. Quand ils ne sont pas abonn�s, la majorit� des voyageurs pr�f�rent l'ancienne �machina� diesel, appellation locale du train. D�pourvu du confort et de la climatisation des nouveaux autorails �lectriques, la �machina� offre, n�anmoins, l'avantage d'�tre trois fois moins ch�re. Ils sont une majorit� � faire le m�me arbitrage. A 200 DA l'aller simple, le confort de la clim' devient plus qu'une option, un luxe. Le quai �tait bond� d'�tudiants, d'ouvriers, de familles... Il faut le dire : tout le monde passe � la gare Agha. Bon an, mal an, trente millions de personnes y transitent ; sans forc�ment y remarquer ses acteurs de l'ombre, ses bruits, son traintrain. Ceux qui aiment prendre le train, ceux qui viennent chercher ceux qui prennent le train, des �tudiants de Bab Ezzouar, les ouvriers des zones industrielles de Oued Semmar, Rouiba ou R�gha�a, les fumeurs � court de clopes, les appel�s de l'ANP... Tout le monde passe � la gare Agha, mais peu s'y arr�tent pour observer. A l'autre bout du quai d'arriv�e, ammi Omar en voit passer � longueur de journ�e. Ammi Omar, Monsieur �pipi�, qui doit r�p�ter 1000 fois par jour les trois mots �c'est 15 DA� ouvre � 6h du matin. Dans une gare ferroviaire, la vie commence t�t, m�me tr�s t�t. Comme tous les jours, il a vu filer des SDF et des voyageurs s�dentaris�s l�espace d�une nuit faute de pouvoir se payer un lit dans un des h�tels du Bas-Alger. Agha o� certains finissent leur nuit sur les bancs du hall de d�part, insensibles au vrombissement des locomotives. Pendant que le frottement des freins produit un sifflement m�tallique immobilisant le train, des gamins en �ge d'�cole jaillissent de nulle part proposant toutes sortes de produits : des journaux, des cigarettes, de la chemma (tabac � chiquer), tablettes de chocolat au riz sans marque, du chewingum May, des �Caprices�... A partir d'une certaine heure de la journ�e, des mhadjeb, des �ufs bouillis, des sandwichs au fromage et �cachir� douteux... comblent les estomacs impatients de prendre le d�part. �Quand je m'ennuie, je lis�, avoue Karim, un journal sportif pli� en deux entre les mains, en partance pour Blida � 8h10. Dur et aussi plus invisible le m�tier d'Ali qui consiste � balayer les centaines de m�tres carr�s de quais du samedi au jeudi. A voir sans cesse partir les voyageurs quand, lui, reste, il a d�velopp� un antidote : �Le week-end, je bouge.� Et voil� l�op�ratrice qui revient � la charge : �Le train n�1021 va entrer en gare. Veuillez vous �loigner de la bordure du quai.� Le train s'immobilise et des centaines de voyageurs se ruent vers le portail de sortie. Et bis r�p�tait, au lieu de composter les billets � bord, c'est une nouvelle file indienne, plut�t alg�rienne, qui se forme devant l'agent de contr�le. Une file � l'entr�e, une seconde � la sortie. Vieille astuce, de nombreux voyageurs d�cident de monter dans le sens inverse du train. C'est ce m�me train n�1021 de la banlieue ouest qui devrait revenir de son terminus � la gare centrale d'Alger pour rallier El Affroun, � deux heures de temps d'Alger. Direction la gare des gares, comme se plaisent � la nommer encore les Alg�rois. La gare centrale d'Alger qui se pointe � la sortie du virage qu'emprunte prudemment le m�canicien est l'un des �difices les plus embl�matiques de la capitale. Bien plus qu'une r�alisation ferroviaire, elle est un v�ritable recueil d'histoire. L'aspect g�n�ral de la b�tisse a �t� conserv� m�me si les vitres, boiserie et autres peintures ont �t� remplac�s. C'est d'ici qu'est partie la premi�re ligne ferroviaire d'Alg�rie qui servit aux colons pour l�exploitation des terres fertiles de la Mitidja. Cette premi�re ligne de rails qui relie Alger � Blida n'est point longue : � peine une cinquantaine de kilom�tres mais c'est le commencement d'un r�seau qui s'est �tendu. Pr�s d'un si�cle et demi d'existence et rien de chang�. Cette gare a travers� toute l'histoire du chemin de fer alg�rien : du train � vapeur sifflant le charbon � l'autorail �lectrique aliment� par cat�naires en passant par les bruyantes locomotives diesel de General Motors. Le train 1021 va faire de nombreux allers-retours entre Alger et Blida. Vers 19h, le train 1021 revient une derni�re fois � la gare Agha. L�op�ratrice n'est pas l� pour nous annoncer, ammi Omar presse les derni�res personnes � quitter les WC avant de fermer. Ali empile ses derniers sacs d'ordures et la rel�ve des agents de s�curit� se fait � ce moment pr�cis. Demain un autre jour se l�vera sur la gare.