Par Nour-Eddine Boukrouh [email protected] Pour r�pondre � cette question, le langage populaire alg�rien poss�de une expression : �Pousser un �ne mort !� C�est ce qu�on dit � quelqu�un d�assez sot pour vouloir s�attaquer � un obstacle qui para�t si gros qu�il est vain d�essayer de le faire bouger. C�est ce qu�on m�a dit aussi derni�rement : �Tu pousses un �ne mort, tu te fais des ennemis pour rien. Ni le pouvoir ni le peuple ne changeront� � Du coup, mon conseilleur �r�aliste� a fait remonter dans mes souvenirs une l�gende chinoise, une r�ponse que m�a faite un vice-Premier ministre chinois il y a quelques ann�es, et un propos livresque de Nietzsche. Il m�a aussi inspir� une pens�e sur lui que j�ai tue pour ne pas le blesser. Elle a emprunt� la forme de la m�taphore qu�il a utilis�e. Je me suis dit : �Celui-l�, cet homme bien vivant, sera plus lourd � pousser qu�un �ne mort.� La l�gende est rapport�e par Mao Ts� Toung dans son petit Livre Rouge. Il l�a exhum�e pour la d�signer comme source d�inspiration � son peuple pour lib�rer la Chine et la reconstruire avec les moyens du bord. Je la raconte de m�moire : il y a quelques mill�naires, un paysan chinois �tait contrari� par un probl�me : une montagne barrait l�horizon de son lopin de terre et g�nait son ensoleillement. Un jour, il r�solut de le r�soudre, prit une pioche et attaqua la montagne � la base. Un voisin, croyant qu�il �tait devenu fou, lui dit, narquois : �A quoi bon mon ami ? Tu ne peux pas venir � bout de cette montagne avec une pioche !� Et Yukong, le paysan en question, de lui r�pondre : �Si haute que soit cette montagne, elle ne repoussera pas. Apr�s moi, mes fils continueront � la saper, puis les fils de mes fils, puis leurs descendants, jusqu�� ce qu�elle ne soit plus.� Aujourd�hui, la Chine rivalise avec les Etats-Unis d�Am�rique, d�tient des centaines de milliards de dollars de cr�ances sur eux, et Dieu seul sait jusqu�o� elle ira dans sa progression. Il y a encore vingt ans, elle �tait class�e par son revenu moyen par habitant parmi les PMA, les pays les moins avanc�s. La moralit� de cette l�gende est que lorsqu�un homme ou quelques hommes sont convaincus de la n�cessit� d�une action, rien ne peut les arr�ter. Les exemples fourmillent dans l�histoire r�elle, et le plus proche de nous est celui des �22� qui ont d�clench� la r�volution du 1er-Novembre 1954. C�est ce que leur disaient aussi les leaders du mouvement national : �A quoi bon ? Les conditions ne sont pas r�unies pour la lutte arm�e�� Ils se sont attaqu�s � la pioche au colonialisme, ont �t� relay�s par le peuple et atteint ensemble le but vis� : l�ind�pendance nationale. L�Histoire, c�est quand une conscience se r�veille, quand une id�e soul�ve une nation. Et l�Histoire, en ce moment, ce sont les r�volutions arabes gr�ce au geste d�un homme qui ne s�est pas dit �A quoi bon ?� Mohamed Bouazizi. Depuis, un r�gent est en fuite, un pharaon est entre les mains de la justice, la mort sous les d�combres menace un troisi�me, le Tribunal p�nal international guette un quatri�me, et les despotes restants ne dorment plus que d�un �il. Et quand ils ouvrent les deux, c�est pour avoir les yeux de Chim�ne pour leurs peuples. Quel cauchemar pour les puissants ! Heureux les faibles, les opprim�s, les simples, �car ils h�riteront� ainsi que l�a promis J�sus. Avant, l�Histoire ne se passait pas comme �a en terre arabe. Tout se r�glait en haut, entre dirigeants, entre chefs militaires et civils, dans les arcanes du pouvoir, du parti unique ou de la secte religieuse. Le peuple, on parlait en son nom, on lui d�diait la �r�volution� ou le coup d�Etat, mais on n�en tenait pas compte. Il fallait juste ne pas trop jouer avec les prix du pain, de la semoule, du sucre, de l�huile ou du carburant. La seule souverainet� qu�il ne fallait pas lui disputer, en vertu d�un pacte tacite, �tait celle qu�il exer�ait sur les produits de premi�re n�cessit�. Or, subitement, tout a chang� : �loqmat ala�ch �, la danse du ventre, les films d�biles, les chansons insipides qui durent des heures, la peur du despote, tout cela a magiquement cess� d�agir sur les esprits, laissant place � une maturit� insoup�onn�e. Plus personne ne pourra �la ramener� avec ces gens-l�. Vous le verrez la prochaine fois que vous irez passer vos vacances en Tunisie ou en �gypte. Vous n�aurez plus affaire � la docilit�, mais � la fiert� bien plac�e. Et si vous �levez le ton, vous risquez de vous entendre r�pondre : �D�gage !� M�me les pays o� il ne s�est rien pass� et o� l�on continue de professer �A quoi bon ?� ont profit� de ces r�volutions. Les interdits sont lev�s, les revendications sociales sont satisfaites, des r�formes constitutionnelles sont initi�es, les �tudiants r�apparaissent sur le devant de la sc�ne, les journaux s�enhardissent, l�opinion publique voit le jour, les exil�s rentrent, les morts se r�veillent, les paralytiques bougent, les muets retrouvent la parole, les r�sign�s reprennent go�t � la vie, les d�sesp�r�s renouent avec l�espoir� Les despotes qui croyaient que tout �tait pli�, vendu, rouvrent leurs cartons et refont leurs comptes. Ils se demandent avec angoisse o� l�Histoire va frapper la prochaine fois, et dans quel pays les gens vont cesser de pr�cher �A quoi bon ?� Les id�es deviennent une source d�action � partir du moment o� elles sortent des l�gendes, des �crits ou des forums de discussion d�internet pour prendre place dans la t�te des hommes. Pas de tous les hommes n�cessairement, une �minorit� cr�atrice� comme dit Toynbee, ou une �minorit� agissante� comme disent les radicaux de toutes les id�ologies, peut suffire. Elles peuvent passer par le haut ou par le bas, prendre le chemin des �lites ou celui des r�voltes populaires, mais c�est ainsi qu�elles proc�dent pour modifier le cours de l�Histoire et transformer un �tat de choses n�gatif. Ce sont les Upanishad, la Thora, les Evangiles et le Coran qui ont fa�onn� les civilisations. Ce sont les �crits de Rousseau, de Voltaire et de Diderot qui ont ouvert la voie � la r�volution fran�aise. Ce sont les �crits de Marx, d�Engels et de L�nine qui ont mis en place le socialisme. Ce sont les �crits d�Adam Smith, de Ricardo et de Stuart Mill qui ont cr�� le capitalisme. Ce sont les livres de Mawdudi et de Sayyed Qotb qui ont fond� l�islamisme. C�est le Livre vert de Kadhafi qui a ruin� la Libye. Comme avait fait jadis Mein Kampfd�Adolf Hitler avec l�Allemagne. Le livre de Samuel Huntington, Le clash des civilisations, �tait � l�origine un article publi� dans une revue. Devant son succ�s, il le d�veloppa en livre qui est devenu, avec les �crits de Bernard Lewis, la Bible des n�oconservateurs qui ont pr�sid� � la politique mondiale am�ricaine sous les deux mandats de Bush-fils. L�Etat errant dans lequel nous vivons, lui, n�a pas besoin d��crits qui le g�neraient dans sa libert� d�errance, ni m�me d�une Constitution qui restreindrait sa libre fantaisie. Dans l�Etat errant, les id�es ne sont rien, les personnes sont tout. On pratique le troc, l�oralit�, l��change de la main � la main, et tout est dans la besace. Comme au N�olithique. Mais lorsque les id�es deviennent un sens commun, des lieux communs, des th�mes de d�bat sur les r�seaux sociaux, il n�est plus besoin de livres ou d�id�ologies pour conduire les pas des peuples. Il n�est plus indispensable de faire la le�on aux gens, de leur faire la dict�e pour qu�ils comprennent et bougent. L�Histoire fonctionne ainsi, et c�est pourquoi on dit que �les id�es m�nent le monde�. La r�ponse du haut responsable chinois est venue alors que je lui pr�sentais au si�ge de l�OMC � Gen�ve les f�licitations du gouvernement de mon pays apr�s l�admission de la Chine � cette institution. Dans la discussion, j�avais �voqu� le nouveau rang de la Chine dans le monde. Quelle ne fut ma surprise de l�entendre dire : �Non, la Chine est un pays en voie de d�veloppement. � Peut-�tre m�me qu�il a dit �pauvre�, je ne me souviens pas exactement mais c�est dans ce sens qu�allait sa r�action. J�avoue que j�en suis rest� confus car ses paroles et son air sinc�re m�avaient d�sar�onn�. A sa place, je vois sans peine un des n�tres r�pondre : �Nous sommes en voie de devenir Dieu !� D�j� qu�avec pratiquement rien dans notre bilan nous sommes persuad�s d��tre �ch�ab-al-mou�djizate !� (le peuple des miracles !) comme l�assuraient Boumediene et Abassi Madani... Je n�ai jamais compris d�o�, de quoi au juste nous tirions cet incommensurable orgueil. A part la R�volution, je ne vois vraiment pas. On n�a pas b�ti il y a vingt-deux si�cles la Grande muraille de Chine, longue de plus de 5 000 km, on n�a envoy� personne dans l�espace, on n�a pas construit les autoroutes de la Chine, les logements antisismiques du Japon ou les barrages hydrauliques de l�Italie ; ce sont ces pays qui construisent les n�tres contre l�argent venu du p�trole et non de notre travail. On n�a pas r�alis� le �barrage vert�, on mange le soir ce qu�on fait rentrer le matin, les lendemains sont incertains, on n�a pas assez de parkings dans les villes pour garer les v�hicules, et pourtant nous sommes fiers comme personne y compris, et peut-�tre surtout, de nos d�fauts. L�humilit� du vice-Premier ministre chinois, il l�a h�rit�e de Confucius et de la culture plurimill�naire de l�Empire du Milieu. Les Chinois m�ritent plus que les musulmans d��tre qualifi�s de �Oumma wasata� (la nation du juste milieu) dont parle le Coran. Apr�s tout, ils ont �t� dirig�s � un moment de leur histoire par une dynastie musulmane, et ils ne sont pas connus pour �tre port�s � l�extr�misme. Le propos de Nietzsche, c�est celui o� il dit dans L�Ant�christ : �La foi ne d�place pas les montagnes, elle en met l� o� il n�y en a pas.� C�est ce qu�a fait l�islamisme durant ces derni�res d�cennies, et avant lui la culture arabo-musulmane conservatrice, r�trograde, hostile � l�innovation et � l�id�e de libert�. L�un n�est que le produit de l�autre, sauf qu�il a invent� les attentats-suicides contre ses coreligionnaires et accessoirement contre les jud�o-chr�tiens. A eux deux, ils ont bouch� l�horizon des peuples, dress� des montagnes, des Himalaya devant eux pour les obliger � ne regarder que leurs pieds ou en arri�re. C�est pour moi l�acquis le plus extraordinaire des r�volutions arabes, et c�est ce que j�ai dit d�s le premier paragraphe du premier �pisode de cette s�rie : elles ont r�concili� l�homme arabe avec le sens du monde, avec la modernit�, avec la d�mocratie, avec la citoyennet�, avec le reste de l�univers. Il s�est mis � regarder devant lui, par-dessus l��paule des despotes et des �oulamas �. Cet acquis est infiniment plus important que le renversement des r�gimes. Ce ne sont pas seulement des despotes qui ont �t� chass�s, c�est le despotisme qui a enfin �t� expurg� de la culture arabe apr�s quatorze si�cles de domination du conscient et de l�inconscient collectif. Les musulmans non arabes comme les Malaisiens, les Indon�siens et les Turcs, ont accompli cette r�volution intellectuelle et mentale plus t�t, et c�est ce qui explique leur d�veloppement. Pour ceux qui croyaient que l�Histoire habite dans les livres et n�appara�t que dans les romans ou les films, la voil� � l��uvre sous leurs yeux, plus vraie que nature. Pour ceux qui ne parlaient d�elle que comme les m�moires du pass�, la voil� br�lante d�actualit�. Pour ceux qui pensaient qu�elle se d�roule toujours loin, la voil� toute proche. A tout moment elle peut jeter les foules par millions dans la rue et leur faire faire ce qu�elles n�ont jamais imagin� faire. C�est la marche des l�gions humaines vers la d�mocratie, la force colossale qui immobilise les blind�s des r�gimes qui n�ont plus de racines dans le peuple, c�est la lutte entre le bien du peuple et le mal du despotisme. C�est mieux qu�une superproduction, qu�un best-seller, que Nabuccode Verdi. C�est une �pop�e r�elle, une saga vivante, une fresque anim�e. Il faudrait un Hom�re tunisien pour raconter cette Odyss�e, un Victor Hugo �gyptien pour la romancer, un Tolsto� y�m�nite pour d�crire le r�alisme des sc�nes, un po�te libyen pour en chanter les exploits, un peintre syrien pour l�immortaliser. Le meilleur cin�aste arabe qui aurait pu la mettre en sc�ne, Mustapha al-Akkad, l�auteur du Message et d� Omar al-Mokhtar, a �t� tu� en 2006 � Amman dans un attentat terroriste. De tels g�nies pourront appara�tre � l�avenir, quand le soleil de la libert� de pens�e, de conscience, d�expression et de cr�ation se sera lev� sur la nation arabe. C�est math�matique : l� o� il y a un bon pouvoir et un bon peuple, la r�volution n�a pas lieu d��tre. On est dans le gagnant-gagnant. L� o� il y a un mauvais pouvoir et un bon peuple, la r�volution est in�luctable. On est dans le perdant- perdant. L� o� il y a un mauvais pouvoir sans que le peuple bouge, c�est qu�il n�y a pas de peuple. Ce qui lui tient lieu serait bon � jeter � la mer, comme Ben Laden, s�il avait �t� une unit�. Mais comme ce sont des multitudes innombrables et que tous les porte-avions du monde ne suffiraient pas pour les transporter jusqu�au large, il faut �tre patient. Le pouvoir alg�rien ne doit pas en d�duire que tant qu�une demande �proprement politique� ne s�est pas manifest�e, il peut �continuer�. Ce serait la pire des erreurs. La prise de conscience est d�j� l�, la nouvelle vision du monde est en formation, la demande viendra in�luctablement. Il faut juste faire � temps ce qui doit �tre fait. Les moyens existent, le pays est stable et il n�est pour l�heure soumis � aucune pression ext�rieure. C�est l�ent�tement des despotes qui a �t� � l�origine de l�intervention �trang�re, et non la demande de libert�, de dignit� et de d�mocratie des peuples. Nous sommes un si grand pays qu�on ne pourra pas le maintenir en l��tat si nous ne d�ployons pas de nouvelles capacit�s manag�riales dans tous les domaines. On a si longtemps dormi sur les lauriers de la R�volution du 1er Novembre qu�ils se sont fan�s, dess�ch�s. On ne peut pas le garder en main avec l�anachronisme, l�impr�visibilit� et l�illisibilit� qui caract�risent l�Etat errant. Ce grand Sud o� nous n�avons pas fait grand-chose peut nous filer des doigts si on ne fait pas attention. M�me quand il n�y aura plus de p�trole, il y aura les immenses r�serves d�eau du sous-sol saharien, l��nergie solaire et l��tendue. Ces donn�es naturelles, pour nous, sont des facteurs �conomiques et des atouts strat�giques pour ceux qui voient loin, ceux que n�arr�tent pas les r�flexes fatalistes du genre �A quoi bon ?�. Les forces �trang�res qui ont pris position non loin de nos c�tes et de nos fronti�res pourraient y demeurer longtemps, et � tout moment une nouvelle id�e pourra germer dans les esprits. Nous avons d�j� un GPK. Un GPS (S pour Sahel ou Sud) pourrait s�y joindre pour revendiquer comme solution au probl�me alg�rien la mise en place des Etats-Unis d�Alg�rie.