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Belicia, un songe carib�en (2)
Publié dans Le Soir d'Algérie le 15 - 07 - 2012


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Ha�tienne, Belicia vient en voisine trimer comme guide touristique en R�publique dominicaine. Polyglotte, elle ma�trise toutes les langues du dollar et de l'euro. Elle saute avec aisance de l'anglais � l'allemand, du fran�ais � l'espagnol, du portugais au n�erlandais, mais elle revient toujours � sa langue de c�ur, sa langue maternelle, le cr�ole.
Je ne sais pas pourquoi, c'est � elle � qui n'a rien � voir, en v�rit�, avec �a � que je demande :
- Que r�pondrais-tu si je te disais Simon Bolivar ? Du tac au tac, elle r�torque :
- Il est venu en Ha�ti. Elle me donne m�me une date : d�cembre 1815. Elle pr�cise que Libertador d�barque alors dans la jeune R�publique ha�tienne, fra�chement lib�r�e de la France. Premi�re r�publique noire dans l�histoire du monde et deuxi�me r�publique tout court des Am�riques apr�s les Etats- Unis ! J'encha�ne par des questions moins glorieuses.
- Pourquoi as-tu quitt� Ha�ti ?
- Le travail, fait-elle, un brin agac�e par mon indiscr�tion. Elle a fait ses �tudes � l'universit� de Santo-Domingo puis les choses se sont encha�n�es par n�cessit�. Elle est l�, voil� tout !
- J'ai des amis en Europe et aux �tats-Unis, mais jamais je ne vivrai le sort des sans-boulots et sans-papiers. Ici, je travaille et le pays n'est pas loin.
Le pays ? Ha�ti, frontali�re avec la R�publique dominicaine. Cette fronti�re unit et divise. En d�pit des relations tumultueuses entre les deux pays, la RD a accept� d'ouvrir ses fronti�res aux r�fugi�s lors du tremblement de terre qui a ravag� Ha�ti en janvier 2010, faisant 300 000 morts, autant de bless�s et 1,2 million de sans-abri. Mais la menace des �pid�mies a contraint le gouvernement dominicain � les refermer. J'interroge Belicia sur la situation actuelle en Ha�ti. Elle exhibe une moue qui la rend encore plus magn�tique.
- Des forces obscures se sont partag� toute l'aide internationale, et les pauvres en deuil et sinistr�s sont toujours pauvres. Des types en tee-shirt jaune canari, transportant des valises en bois bourr�es d'objets artisanaux, de cigares, de bouteilles de rhum, arpentent la plage en vue de fourguer toute sorte de breloques aux chouchous de l'Indice de d�veloppement. L'un d'eux vante les bijoux en Larimar, une pierre semi-pr�cieuse, pectolite de couleur bleue typique de la r�gion de Barahona. On ne la trouve qu�en RD et, semble-t-il, un peu en Italie. Je r�alise que Belicia porte le m�me nom que la m�re � maudite, attachante, r�pulsive � d�Oscar Wao, le personnage-vecteur du roman de Junot Diaz. Elle hoche la t�te. Elle conna�t. Pourtant l'une est ha�tienne et l'autre dominicaine. Belicia m'explique que l'enjambement de cette fronti�re qui n'a pas toujours exist� a rendu les exils et les enracinements, d'un c�t� et de l'autre, indistincts. Alors elle bifurque sur l'histoire d�Hispaniola, l'�le o� Colomb a accost� et qui est selon Oscar Wao le ground z�ro du Nouveau Monde. Aujourd'hui, cette �le o� le conqu�rant a d�barqu� en croyant avoir d�couvert les Indes, est partag�e entre Ha�ti qui occupe le tiers � l'Ouest et la RD, les deux tiers � l'Est. Avec une connaissance humble et pr�cise, Belicia me scotche. Dates, noms, �v�nements, je vois se d�rouler un film. L'arriv�e de Colomb et la r�sistance des Indiens Ta�nos qui, sur l'�le de Quisqueya, poss�daient la civilisation la plus avanc�e des Antilles, puis son d�part, laissant 39 hommes, et enfin son retour sur l��le onze mois plus tard flanqu� d�une armada de 1 500 hommes dont des pr�tres pour �vang�liser les Indiens. En repr�sailles � la r�sistance indienne, Colomb monte des exp�ditions punitives, d�but du g�nocide qui a fait compl�tement dispara�tre cette ethnie am�rindienne. D�s lors Hispaniola sera un enjeu entre les puissances europ�ennes(1). La r�volution de 1789 en France et le sacre de Bonaparte dix ans plus tard eurent des effets directs sur l'�le conjointement occup�e par les Fran�ais et les Espagnols, les Anglais n'�tant jamais tr�s loin. Esclave domestique qui a appris � lire et � �crire � l'�ge de 40 ans, Toussaint Louverture l�ve une arm�e de serfs pour combattre les Fran�ais aux c�t�s des Espagnols qui lui avaient promis l'abolition de l'esclavage. Cependant, ces derniers trahissent leur parole et Toussaint Louverture reconquiert les terres arrach�es jadis aux Fran�ais au profit des Espagnols devenus ses ennemis. Entre-temps, la Convention abolit l'esclavage. Arriv� au pouvoir, Bonaparte le r�tablit, incit� sans doute par les membres de la famille de son �pouse, Jos�phine, grands propri�taires terriens dans les Antilles fran�aises. La R�publique de Ha�ti, enfant adult�rin de la r�volution fran�aise, payera son ind�pendance � l��gard de la France en monnaie sonnante et tr�buchante. Elle est �trangl�e par la dette de 150 millions de francs or exig�e par la France � l�ind�pendance du pays en 1804. Cette somme faramineuse devait d�dommager les colons fran�ais. La somme est vers�e en totalit� en 1885 mais �l�odieuse dette� a laiss� des stigmates psychologiques et �conomiques qui, ajout�s � d�autres facteurs, ont conduit progressivement le pays a �tre le plus pauvre du continent am�ricain apr�s avoir fait de la France, pendant la colonisation, le premier exportateur de sucre au monde. Belicia parle des Cara�bes comme d'un ensemble homog�ne, une sorte d'archipel au destin commun. Elle pointe l'index vers l'horizon :
- L�, c'est Porto Rico. Derri�re, tu trouveras la Jama�que. Et puis, par l�, Cuba. Et encore par ici, la Colombie... Et partout, ajoute Belicia, une sorte de mal�diction jet�e sur l'Histoire comme un sortil�ge qui appelle l'exaltation des luttes. S'il y a une r�gion o� la libert� a un go�t particulier de sacrifice, c'est ici. Surtout en RD. Cercle du malheur. Tout le monde a occup� l'�le, longtemps, un peu... Les Espagnols, les Fran�ais, les Anglais, les Am�ricains ! Quand ils n'occupent pas franco de port, ils manipulent. Les dictateurs locaux, soutenus par les ex-colonisateurs, du moins au d�but, sont parmi les plus tragiquement caricaturaux de l'Histoire. Papa Doc en Ha�ti d�tient quelques records gratin�s. Mais c'est surtout en RD que la dictature la plus baroque, la plus d�mesur�e, la plus cynique a s�vi. Trujillo, alias le Voleur de B�tail Rat�, a ratibois� le pays. C'est lui qui inspira � Gabriel Garcia Marquez son fameux L'automne du patriarche, et � Junot Diaz ce passage flamboyant : �Mul�tre sadique et ventripotent aux yeux porcins qui se blanchissait la peau, portait des chaussures � semelles compens�es et avait un faible pour les parures datant de l'�re napol�onienne. Trujillo (�galement surnomm� El Jefe, le Voleur de B�tail Rat� � Face de Gland) en vint � contr�ler quasiment toutes les facettes de la vie culturelle, sociale, �conomique en R�publique Dominicaine gr�ce � un cocktail redoutable � et familier � de violence, d'intimidation, de massacres, de viols, de cooptation et de terreur, menant le pays comme s'il s'agissait d'une plantation dont il serait le ma�tre.� Trujillo est un cas d'esp�ce. Il est all� plus loin que le classique caudillo latino-am�ricain. Promu chef de la police par le pr�sident Vasquez, il renverse son mentor en 1930. Commence alors la botte cauchemardesque de Trujillo qui ne s'ach�vera qu'en 1961, trente et un ans plus tard, par l'assassinat du tyran par des patriotes avec l'aide de la CIA. Les exploits de Trujillo sont l�gion. Dictateur fou et d�nu� de toute mesure, il plongea la RD dans un silence sanglant, tuant les opposants, violant les femmes de ses ministres. Pr�dateur, il d�vorait tout, devenant, et de loin, l'homme le plus riche du pays et m�me du monde � une certaine �poque. Mais ce sont surtout ses frasques qui constituent sa marque de fabrique. En 1937, il fait ex�cuter plusieurs milliers de Ha�tiens en 8 jours. Le massacre � la machette fait entre 15 000 et 30 000 morts tout au long de la rivi�re frontali�re de Dajabon, appel�e depuis la Rivi�re du Massacre. Mais comme dans le club des dictateurs on est fait pour s�entendre, le 22 d�cembre 1958, Trujillo et le dictateur ha�tien Fran�ois Duvalier dit Papa Doc signent un accord de protection mutuelle. Aucun des deux gouvernements ne permettra sur son territoire respectif des activit�s subversives contre l�un d�eux, ni que les exil�s politiques r�alisent de la propagande contre leurs �tats. Il d�baptise la capitale Saint- Domingue pour l'appeler tout simplement de son nom, Ciudad Trujillo. Idem pour le pic Duarte, le point culminant du pays, devenu Pic Trujillo. M�galo, il nomme son fils Rafael, colonel de l'arm�e � l'�ge de 9 ans et g�n�ral � 12. Belicia remarque que, heureusement, tout cela appartient au pass�. Personne ne parle plus de cette histoire. S�r ?
A. M.
(1) Le trait� de Ryswick reconna�t en 1697 l'occupation fran�aise, et divise Hispaniola en deux. A l�Est, la colonie de Saint-Domingue revient � la France. Ce sera la future Ha�ti. A l�Ouest, Santo Domingo est attribu� � l'Espagne. Ce sera la future Saint- Domingue.


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