Le Soir d�Alg�rie : Le d�bat sur le gaz de schiste a �t� lanc� en Alg�rie ces derniers mois et met en pr�sence ceux qui sont pour et ceux qui sont contre. Comment voyez-vous la question ? Mohamed Bouchakour : La question du gaz de schiste suscite aujourd�hui des controverses tr�s enrichissantes, mais il faut dire que si un d�bat �nerg�tique national est lanc�, ce n�est vraiment pas par ce bout qu�il faut l�aborder. Commen�ons par rappeler dans des termes brefs et simples de quoi il s�agit : l�exploitation du gaz de schiste a �t� lanc�e il y a plus d�un si�cle aux Etats- Unis. Du fait que c�est un gaz naturel qui a la particularit� de s��tre form� et d��tre rest� �pi�g� dans les porosit�s d�une roche argileuse et donc imperm�able, il est qualifi� de non conventionnel et son exploitation co�te d�embl�e plus cher que celle du gaz conventionnel comme celui de Hassi R�mel par exemple. Une fois d�couvert, son extraction n�cessite en effet des op�rations co�teuses qui consistent en forages horizontaux et en fracturation de la roche par injection d�eau et d�additifs � haute pression. D�s le d�part, le gouvernement am�ricain a apport� un soutien d�terminant au d�veloppement de cette ressource, aussi bien sous la forme de d�r�glementation qu�� coups de subventions. La hausse des prix du gaz naturel au cours des ann�es 2000 et les progr�s technologiques dans la fracturation hydraulique et le forage horizontale ont contribu� � en am�liorer la rentabilit�, mais il reste un gaz �conomiquement plus co�teux que le gaz conventionnel, abstraction faite des risques et retomb�es environnementales en termes de pollution du milieu. Aujourd�hui, les Etats-Unis et le Canada sont � la pointe du d�veloppement du gaz de schiste, malgr� une rentabilit� insuffisante. C�est la ran�on d�une d�marche d�ind�pendance �nerg�tique, mais une autre explication serait que l'augmentation de la production de gaz de schiste dans ces deux pays pourrait aussi contribuer � la marge � contrer la hausse des prix du gaz conventionnel export� vers la zone de l�UE, notamment en provenance de Russie, d�Iran, du Qatar et d�ailleurs� dont bien s�r l�Alg�rie. Il faut savoir que le potentiel mondial de gaz de schiste est �norme y compris en Alg�rie et son d�veloppement l� o� il se trouve int�resse au plus haut point les Etats-Unis et le Canada, ainsi que le reste des pays d�velopp�s d�Europe, d�Asie. Voil� en gros ce qu�il faut retenir sur le gaz de schiste. L�Alg�rie a-t-elle finalement int�r�t � se lancer dans le gaz de schiste sachant qu�il est peu rentable, qu�il n�cessite des subventions publiques, qu�il a des retomb�es environnementales n�gatives et qu�il contribue indirectement � tirer les prix mondiaux du gaz conventionnel vers le bas ? Une partie de la r�ponse est contenue dans votre question. J�ajouterais que si vous comptez financer le projet gaz de schiste avec l�argent des hydrocarbures conventionnels qui sont plus comp�titifs, c�est comme si vous meniez une op�ration de troc dont le solde financier ou �nerg�tique est n�gatif pour vous. Par contre, oui au gaz de schiste s�il est d�velopp� par des financements qui ne proviennent pas des hydrocarbures conventionnels. Ceci, toutes choses �tant �gales par ailleurs et abstraction faite d�autres consid�rations d�ordre �cologique ou li�es � la g�ostrat�gie des march�s �nerg�tiques. Ceci �tant, l�heure n�est vraiment pas au d�bat pour savoir si l�Alg�rie doit se lancer ou non dans le gaz de schiste. C�est l� une question tr�s secondaire et pas du tout prioritaire par rapport aux questions fondamentales qui se posent aujourd�hui au secteur de l��nergie en Alg�rie. Alors quel devrait �tre le d�bat chez nous ? Aujourd�hui, l�Alg�rie fait face � une �quation strat�gique plus globale et plus fondamentale dont les trois variables sont : un, les d�couvertes significatives de nouveaux gisements d�clinent et nos r�serves d�hydrocarbures au mieux stagnent ; deux, la consommation �nerg�tique nationale explose ; trois, nos �changes ext�rieurs sont structurellement ligot�s dans une mono-exportation d�hydrocarbures. L��quation est aussi claire que cruelle : nous allons droit dans le mur et notre salut ne d�pend pas de la question �oui ou non pour le gaz de schiste� et je suis stup�fait que le chef du gouvernement se soit laiss� aller � se prononcer sur le sujet, alors que les questions fondamentales sont ailleurs et plus globales. L��quation strat�gique � laquelle nous sommes confront�s contient un double d�fi, celui de la s�curit� �nerg�tique et celui de la s�curit� financi�re. Au passage, soulignons que c�est la s�curit� financi�re qui est d�terminante car c�est elle qui est de nature � garantir ou pas la s�curit� �nerg�tique, et non l�inverse. Quand on jouit d�une manne naturelle qui nous pr�dispose � la s�curit� �nerg�tique, comme c�est le cas pour l�Alg�rie, il n�est pas dit que cette manne doive aussi nous garantir une s�curit� financi�re. Nous l�avons compris depuis longtemps, mais malheureusement rien ne bouge. Je pense que strat�giquement le d�bat sur la s�curit� financi�re doit primer sur le d�bat sur la s�curit� �nerg�tique. En effet, le premier porte sur des choix de politique �conomique d�ensemble et de politiques sectorielles, tandis que l��nergie, en d�pit de sa place centrale dans l��conomie alg�rienne, n�est, somme toute, qu�un secteur parmi d�autres. Tout le probl�me est justement que ce secteur doit cesser d��tre central et de pourvoir � tout et parfois � n�importe quoi. Sa vocation naturelle est d�abord d�assurer la s�curit� �nerg�tique et ensuite, de contribuer, aux c�t�s d�autres secteurs, � procurer des ressources financi�res au pays. On a compris que la s�curit� financi�re renvoie � un programme de d�veloppement �conomique global qui transcende tous les secteurs. Qu�est-ce que vous entendez exactement par s�curit� �nerg�tique ? C�est une notion qui est apparue au cours des ann�es 1970 dans les pays d�velopp�s importateurs de p�trole. Dans le contexte de l��poque, et compte tenu des �deux chocs� qu�ont connus les prix, le sens de cette notion se r�sumait � la qu�te d�une stabilit� dans l�approvisionnement �nerg�tique national. Cet objectif englobait le p�trole, mais s��tendait aussi aux sources d��nergie alternatives. Dans le sillage du rench�rissement p�trolier, la rentabilit� �conomique de celles-ci �tait, d�sormais et pour une grande part, relativement acquise. A partir des ann�es 1980, les probl�matiques dans ces pays ont progressivement �volu� et surtout elles se sont diversifi�es. Chaque pays a �t� amen� � donner un sens pr�cis et sp�cifique � cette notion de s�curit� �nerg�tique, et je crois que notre tour est venu de le faire, nous aussi. Quelles sont donc les grandes approches en pr�sence actuellement dans le monde en mati�re de s�curit� �nerg�tique ? Il y a une diversit� des visions. Je peux vous citer � titre illustratif quelques exemples qui montrent de mani�re assez contrast�e les diff�rences qui peuvent se dissimuler derri�re la m�me notion. A tout seigneur tout honneur, premier exemple, les Etats-Unis. La s�curit� �nerg�tique est traditionnellement assimil�e � l�ind�pendance �nerg�tique. Le fil conducteur de la vision y est de s��vertuer � produire l��nergie au niveau national de fa�on � r�duire le recours aux importations. Dans cette optique, on comprend pourquoi c�est ce pays qui a d�velopp� en premier et de mani�re radicale les gisements de gaz de schiste et les technologies qu�il exige. C��tait aussi le premier b�n�ficiaire des �chocs p�troliers� des ann�es 1970 puisque celles-ci ont permis de faire �merger les �nergies alternatives. Si l�Alg�rie calque sa vision de la s�curit� �nerg�tique sur celle des Etats-Unis, nul doute que le gaz de schiste devrait t�t ou tard avoir une place. Autre exemple, celui du Japon. L�accent est plut�t mis ici sur la compensation de la pauvret� nationale en ressources naturelles, par la comp�titivit� �conomique internationale dans des secteurs diversifi�s, prolong�e par le commerce, les services de pointe et l�investissement � travers le monde. Au Japon, s�curit� �nerg�tique rime avec s�curit� des financements qui sont utiles � la garantie des approvisionnements nationaux. Quand bien m�me le Japon aurait du gaz de schiste, ce qui est loin d��tre le cas � ma connaissance, il est fort probable que cette ressource resterait inexploit�e, ou seulement � titre de RD. Abstraction faite des raisons �cologiques. Troisi�me exemple, celui de la France. La s�curit� �nerg�tique dans ce pays repose sur deux axes : miser sur le �tout- nucl�aire� et aller chercher et produire l��nergie quelle qu�en soit la forme fossile ou nucl�aire, l� o� elle se trouve, � d�faut d�en avoir sous les pieds. Le quatri�me exemple est celui de la Chine dont les besoins �nerg�tiques sont structurellement en pleine expansion. Ce pays semble orienter sa s�curit� �nerg�tique vers un mix : comp�titivit� �conomique internationale comparable � celle du Japon, combin�e � la constitution d�un portefeuille d�actions dans le secteur p�trolier � l��tranger. Autre exemple enfin, celui de la Russie pour qui la s�curit� �nerg�tique repose fortement sur l��lectricit� hydraulique et la restriction de l�investissement �tranger dans les secteurs du p�trole et du gaz au niveau national. Quel sens donneriez-vous donc � la s�curit� �nerg�tique pour l�Alg�rie ? Je n�aurais pas la pr�tention de r�pondre � une question aussi complexe, comme cela, au pied lev�. Je viens de citer quelques exemples de vision en les caricaturant un peu, juste pour souligner les diff�rences d�orientation fondamentale. Chez nous, le d�fi de la s�curit� �nerg�tique se double encore une fois de celui de la s�curit� financi�re, puisqu�� terme, probablement dans moins d�une dizaine d�ann�es, le d�clin de la production commencera � impacter n�gativement le bilan �nerg�tique national et la balance des paiements. En Alg�rie, les termes dans lesquels se pose la s�curit� �nerg�tique renvoient � l�image d�un train qui en cache deux autres plus d�terminants : la s�curit� financi�re et derri�re elle, le coup de gr�ce, la s�curit� nationale. Face � ces p�rils qui pointent � l�horizon, fermer les yeux sur les d�fis urgents et complexes qui se posent et s�int�resser � des sujets comme le gaz de schiste, me para�t relever tout simplement de la schizophr�nie. Vous pr�conisez donc un d�bat national sur la s�curit� �nerg�tique du pays ? Je ne dirais pas les choses comme �a. Un d�bat sur une notion de nature aussi doctrinale risque de nous entra�ner dans des discussions qui risquent d��tre � la fois st�riles et interminables. La s�curit� �nerg�tique, il faudrait arriver � en faire, sans palabrer autour. Deux initiatives fortes seraient � mon sens les bienvenues : - premi�rement, un d�bat organis� sur le mod�le �nerg�tique national � 2025 ou 2030. Ce que j�entends par mod�le �nerg�tique, c�est la projection � long terme d�un bilan �nerg�tique dans lequel se combine de mani�re optimale une s�rie d�options qui touchent � la structure et � la dynamique de la production �nerg�tique par source et par fili�re, mais aussi � celle de la consommation par usage, par secteur et par r�gion. Aujourd�hui, nous n�avons pas de mod�le �nerg�tique de r�f�rence, mais des pratiques en vigueur, qui se sont impos�es, ou qui ont �t� impos�es, et qui continuent de pr�valoir. Le mod�le �nerg�tique en vigueur est d�figur� et souffre d�incoh�rences graves qu�il est urgent de corriger aussi bien du c�t� de la production que du c�t� de la consommation. Il est permis de r�ver : disons qu�un mod�le de r�f�rence coh�rent, rationnel et ajustable p�riodiquement, m�riterait d��tre consacr� comme outil de politique sectoriel dans une loi d�orientation sur la politique �nerg�tique nationale. Nous adoptons des lois sur les hydrocarbures, mais celles-ci sont amput�es de sens sans ancrage dans une loi d�orientation sur la politique du secteur de l��nergie. La seconde initiative serait consacr�e � un plan Orsec sur 2 � 3 ans pour le secteur de l��nergie. Les entreprises de ce secteur, et en particulier Sonatrach qui c�l�bre cette ann�e le cinquanti�me anniversaire de sa cr�ation, ont besoin d�un sursaut et d�une reconstruction, tant elles ont �t� malmen�es, voire lamin�es tout au long de ces derni�res ann�es. C�est la qualit� de leur management, leurs ressources humaines, leurs m�tiers, leurs �quipements, qui en ont p�ti le plus. Dans le plan Orsec dont elles ont besoin, une place de choix devrait revenir � des domaines prioritaires. Sans �tre exhaustif, citons l�amont p�trolier et gazier et l��tat des r�servoirs, la GRH au sens large dont la formation et la motivation, la maintenance et la r�novation-renouvellement des �quipements, la sous-traitance et la politique industrielle pour l��nergie, etc. Ces deux chantiers sont compl�mentaires et constitueraient, � mon sens, et de mani�re concr�te et constructive, le premier pas vers une d�marche de s�curit� �nerg�tique. Un dernier mot peut-�tre ? Oui. Nous sommes un pion dans la s�curit� �nerg�tique des autres, y compris notre gaz de schiste. Il est grand temps de penser � la n�tre.