[email protected] Sa beauté n'a presque pas été altérée par le poids des ans. A 85 ans, elle a conservé la finesse des traits d'un visage à la peau blanche, striée par des rides qui ajoutent à son charme de belle mamy. Yamina n'a pas eu la chance de ses congénères. Les enfants ne grouillaient pas dans la maisonnée. Elle en a eu deux. Un garçon et une fille. Cette dernière est morte à la fleur de l'âge. Elle avait tout juste vingt ans. La maladie a eu raison d'elle. Yamina n'a jamais fait son deuil. Elle perdit son époux, et se retrouva chez son fils où elle vécut quelques années ; elle se sentait une charge et un lourd fardeau que ni son fils, encore moins sa bru ne pouvaient supporter. Yamina, digne et altière, quitta la maison et s'installa seule dans un petit deux-pièces. Elle avait encore la force de vivre sans l'aide des autres. Son appartement, très fonctionnel pour une femme de son âge, était décoré avec goût. Elle était enfin libre, et surtout plus une charge pour personne. Elle vivait de la rente que son mari lui avait léguée avant sa mort. Elle était encore capable de se faire plaisir en mijotant ses plats préférés, faire son petit marché, se dégourdir les jambes par des journées ensoleillées. C'était un peu son train-train de vie. Le soir, après avoir accompli sa dernière prière, elle s'allonge sur son lit et joue avec sa télécommande. Aucun programme ne l'intéresse. Elle éteint son téléviseur, ajuste son oreiller mais n'arrive pas à trouver le sommeil. Sa fille lui manque. «Si Ratiba était là, elle ne me laisserait jamais seule.» La nuit fut courte pour Yamina qui se lève aux aurores. Après ses ablutions et la prière du fedjr, elle prépare son café à la façon traditionnelle comme elle l'a toujours fait. Son arôme qui embaume l'air sert de réveil à ses voisins de palier. Un réveil en douceur qu'ils apprécient. Elle aime prendre son petit-déjeuner dans sa cuisine en contemplant le lever du soleil. Un plaisir qu'elle ne veut en aucun cas rater. Ses journées sont réglées comme une montre : ses petites tâches ménagères, son marché, sa promenade rituelle et le retour au bercail. Elle aura droit à une brève visite de sa voisine qui lui fera goûter son dîner, au menu : «batata flio». Elle échangera avec elle quelques phrases, et après un «bonne nuit», Yamina verrouille sa porte et se met au lit. Elle ne goûtera pas à son plat préféré. Elle n'a pas le courage d'avaler quoi que ce soit. Elle est fatiguée, déprimée. Ses journées se suivent et se ressemblent. Elle ne voit plus son fils ni ses petits-enfants depuis qu'elle les a quittés il y a trois ans. Ses pensées vont vers sa fille, et dans un profond soupir, elle se rappelle un proverbe populaire algérien, qui résume à lui seul sa solitude : «Celle qui n'a pas de filles, on ne saura jamais quand elle est morte». Cette nuit elle n'a pas allumé la télévision. Elle gardera sa veilleuse allumée, car ce soir, elle a peur du noir. Elle accomplira sa prière dans son lit. Elle se couvrira après qu'elle ait senti des frissons lui traverser le corps, et s'endormira d'un profond sommeil. Le lendemain personne ne la verra. Sa voisine, comme à l'accoutumée lui apportera son dîner. Mais Yamina ne répondra pas à l'appel.